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Au pays des chimères borgnes, les colibris sont aveugles

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Au pays des chimères borgnes, les colibris sont aveugles

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Colibri

Variété d’oiseau européen de petite taille nichant dans de petits nids douillets et moussus en unité familiale restreinte (parents-enfants). Idéal servi en entremet tiède aux oiseaux de proie.

Dictionnaire arbitraire et collectif. Éditions Auberbabel, 2020.

Qui diable a dit le premier qu’il n’y avait pas assez de richesses produites par les hommes pour que tous en bénéficient ? Le plus connu, sinon le premier, est Malthus. Depuis, ils sont légions à l’avoir répété bêtement. Ils sont à vrai dire tellement nombreux qu’on pourrait croire à des générations spontanées… Mais non, ils se reproduisent en toute liberté, tout en sermonnant les autres, trop pauvres pour avoir, eux, le droit de procréer.

Pourtant malgré tous les discours en chaire des malthusiens, les pauvres sont toujours plus nombreux.

N’étant pas malthusienne, je trouve que ceux qui confondent progrès de l’humanité et hygiénisme positiviste sont une plaie. Mais il ne suffit pas, hélas, de crier mort aux cons pour qu’ils disparaissent. Ce qui me rassure c’est qu’il se pourrait que les malthusiens qui pérorent à tout bout de champ n’aient pas de rôle historique autre que de faire advenir le « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Ils n’ont peut être qu’une fonction de rappel, de sonnette d’alarme, à l’image des cloches faites pour sonner le tocsin. Leurs voix qui saturent nos ondes contemporaines doivent donc nous consoler. Certes, il est difficile de s’habituer. Moi-même, j’ai beaucoup de mal.

Ce chœur malthusien, auquel se joignent volontiers les écolos bouddhistes décroissants sur-représentés parmi les couches moyennes, sue le mépris de classe. Autant dire le mépris de leurs origines. Or, que la classe possédante méprise les pauvres qui perdent leur vie à la gagner, c’est logique. Historiquement parlant. Que les couches moyennes tout juste arrivées se transforment en hérauts de ces même possédants en donnant de l’écho à ce mépris de classe, c’est plus difficile à avaler.

D’abord parce que la classe unique est en marche, « notion idéologique, qui est le contraire parfait de la société sans classe » et que bon gré, mal gré, on a de plus en plus tendance à en faire partie. Il est toujours douloureux de reconnaître son reflet dans le visage de l’autre.

« Tu es comme le moineau mon frère, dans tes menues inquiétudes » écrivait Nazim Ikmet.

Aussi, l’universel et la « singularité ineffable » se tirent toujours la bourre, il n’y a que les anomiques et les amputés de la mémoire qui l’ignorent. En ce moment, ça fait du monde. Pour autant, même le plus esseulé des membres du parti animaliste sait qu’il ressemble plus à son voisin de palier qu’à son chat. Il n’y a donc aucune raison de désespérer.

Ensuite, parce que c’est quand même énervant de constater que ceux qui vous entourent, ne comprennent pas grand-chose aux logiques en cours. Non pas parce que vous êtes plus intelligent mais juste parce que votre statut socio-professionnel vous fait toucher du doigt quelques contradictions du monde dans lequel vous vivez. On se sent un peu seul, à force. Il arrive même qu’on désespère à force d’isolement.

L’isolement n’est pas la solitude, soit. Et il faut continuer « d’allier le pessimisme de la raison, à l’optimisme de la volonté » en mâchant ses tartines matinales. Ça ressemble un peu à la pensée positive qu’on nous vend sur toutes les affiches du métro, mais c’est tellement vrai et en même temps tellement désespérant que ça ne peut pas être un slogan du métro. Et puis, après cette séquence « Coué », matinale qui remplace avantageusement l’émission du même nom de France-cul qu’on n’écoute plus pour s’éviter un pic d’hypertension, il nous reste quand même à affronter ses contemporains du quotidien. Ceux qui travaillent avec vous, mais aussi ceux pour lesquels on travaille. On ne choisit pas toujours ses clients, et quand bien même on aurait l’embarras du choix, ce dernier n’en serait pas forcément plus judicieux, hélas.

La majorité bien pensante de ces clients est persuadée que le salariat, c’est l’esclavage. C’est un refrain à la mode chez les salariés, surtout ceux qui ne sont pas au fait de l’histoire du travail, de l’Histoire tout court, ou qui n’ont jamais lu Bernard Friot.

Évidemment, il reste encore des progrès à faire pour découpler le salaire de la production directe et individuelle et nous n’en prenons certes pas le chemin tant les méthodes managériales et le coaching ont le vent en poupe. Il paraît presque normal depuis deux décennies d’être « performant » quand on est un salarié. Et ce, même si nos bien aimés « penseurs » libéraux mettent quand même un certain temps à détricoter les conquis sociaux des années 1946-47. Il faut dire que c’était du bel ouvrage et qu’Ambroise s’y connaissait en tricot. C’était d’ailleurs si savant comme genre de point, que personne n’a compris tout de suite l’avancée sociale que permettait la cotisation. Hormis bien sûr les gueux, qui n’avait jamais vu l’ombre d’un avantage social lié à leur labeur – sauf à considérer l’aumône comme un avantage. Et bien sûr « l’homme aux écus » qui a bien senti que cette nouvelle affaire n’allait pas dans le sens des siennes.

Mais voilà, quelques soixante quatorze années plus tard, les post-68 tards, leurs enfants et leurs petits enfants écoutent encore des ritournelles alternativo-rock’n rollesques qui racontent à quel point il est honteux, crétin voire pervers d’être salarié. C’est dire s’ils n’ont rien compris, préférant admirer le reflet de leur Moi qui a pris du ventre, plutôt que de défendre les conquêtes de leurs aînés.

Bienheureux les simples d’esprit pour qui tout est affaire d’opinion ! Et sont-ils benêts ces salariés de la fonction publique, conventionnés de tout poil ou salariés tertiarisés de la start up nation qui ignorent que c’est le Travailleur Collectif qui leur a permis de faire des études gratuites. Que ce sont ces mêmes études, couplées au développement des forces productives de toute une nation, qui leur a permis de faire un métier pépère, dans des conditions en général supportables, pour un salaire confortable. Évidemment, l’ensemble de ces conditions se dégrade rapidement. Justement, faute d’avoir veillé au maintien des conquêtes sociales acquises de haute lutte en faisant front commun. Les jours de manif, ils ont préféré aller à la piscine ou cracher dans la soupe populaire : mon salaire, mon mérite, mes charges, mes points formation, mes points retraite, mes congés payés… Par contre, ça n’est jamais leur sécu, c’est toujours « la » sécurité sociale. Et pendant que ces benêts se focalisaient sur leurs mérites ou leur réussite, le patronat n’a pas lésiné sur les moyens de propagande pour leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Les vessies cathodiques peuvent éclairer, mais elles n’ont rien de commun avec les Lumières.

La contre-révolution a bien travaillé depuis qu’elle a volé la Libération à ceux qui l’avaient permise : du CME à 68, de 68 au « tournant de la rigueur », d’alternance en alternance jusqu’au falot Hollandais volant et ses dignes successeurs. Sans parler de « l’Europe des gros cigares » – chère à R.Gary – qui normalise à tour de bras et fait enfin advenir le Reich de mille ans, avec ses zones tampon, ses marquisats et ses ceintures multicolores (rust belt, sun belt, black belt etc.) empruntées à son frère de lait d’outre Atlantique.

Pendant ce temps là, nos frères les moules s’accrochent à l’Europe et à ses vieux parapets… et à leur avantages, ceux qu’ils appellent « acquis » parce qu’ils ne savent même pas qu’ils ont été conquis un jour.

« Tu es comme la moule, mon frère, Enfermée et tranquille ». Surtout en période de Covid, en pleine frénésie de télétravail. Ou en pleine période de licenciements massifs. La période pouvant être caractérisée de ces deux façons, ce qui devrait leur mettre la puce à l’oreille quant à ce que tente de couvrir l’élargissement de la pratique du télétravail. Si tant est qu’on puisse parler de pratique.

Si le salariat est esclavage, quel est donc le statut juridique de ceux dont la paye est directement liée à leur production ? Les artisans tout court qui se payent sur leur plus value quand il y en a une ; les ouvriers du bâtiment, salariés dans des petites structures ; les auto-entrepreneurs, uberisés ou non qui ne cotisent que 30 % de leur chiffre d’affaire. Et, question subsidiaire : comment appelle-t-on la guerre menée actuellement par le capital pour nous faire croire que l’ensemble des salaires devrait absolument dépendre de notre production de marchandises pendant que nos salaires socialisés sont désormais transformés en permis à points, points de retraite, points de chômage, points de formation ?

Si vous n’avez jamais regardé votre bulletin de salaire en détail, quelque soit votre statut de salarié, public ou privé, vous ne comprendrez pas que votre salaire brut est une fiction comptable qui permet d’acheter votre force de travail en même temps que ce qui est censé suffire à son renouvellement. Vous ne comprendrez pas non plus que la partie qui ne va pas directement sur votre compte en banque est dite « socialisée ». Elle est collectée par l’URSSAF et transformée quasi directement en budget pour le secteur de la santé, les caisses chômage, allocations familiales et retraites. Cette répartition et cette uniformisation de la composition des salaires date de 1946, c’est à dire d’Ambroise Croizat, alors ministre communiste du travail et de l’effort colossal qu’il a fallu pour regrouper tous les régimes alors en vigueur, disparates et à la main directe et localisée du patronat. Il ne s’agit donc pas d’une petite avancée mais d’une conquête du mouvement ouvrier, à un moment historique précis [ fin de la 2de guerre mondiale, parti communiste puissant du fait de son rôle dans la Résistance ].

La part socialisée du salaire est grosso modo l’équivalent de votre salaire net. Ainsi, à un salaire de 1645,55 euros net imposable correspondent 1561,48 euros de salaire socialisé. Votre salaire est donc de 3207, 03 euros et non de 1645,55. Bon, en général dans le bâtiment il est plutôt de 1200 euros net et 2000 euros (approximativement) brut. La cotisation salariale comme patronale étant payée dans les deux cas par le travail.

Pour autant, malgré le développement des forces productives et l’extension du salariat, dans la fonction publique comme dans le secteur privé, il reste que la majeure partie des entreprises du territoire sont des entreprises de taille modeste et que les salaires (directs et indirects) qu’elles abritent dépendent directement de la production de ceux qui y bossent. Pour le secteur du bâtiment par exemple, les devis s’effectuent chaque jour ou presque en calculant pour chaque chantier, le temps de travail nécessaire aux travaux commandés auquel on ajoute divers frais fixes (transport, assurances, téléphone, électricité etc.), le prix des matériaux à transformer, les achats éventuels d’outils… Ce sont ces chantiers estimés et payés par les clients qui constituent le chiffre d’affaire annuel de la plupart de ces entreprises. Et c’est sur ce chiffre réparti en nombre de mois travaillés que sont payés les salaires bruts de ceux qui travaillent dans ces entreprises. La plus value dégagée est répartie de façon inégale entre les investissements choisis ou forcés, le patron s’il y en a un, d’éventuelles augmentations ou d’éventuelles primes aux salariés. Les dites primes échappant justement au calcul de la cotisation puisque non comptées comme salaires… Je vous fait grâce des différents statuts juridiques que peuvent avoir ces entreprises, le seul point important dans cette jungle est de savoir à quel statut est adossé quel pourcentage de cotisations.

Évidemment les prix facturés des travaux exécutés pour le compte de clients sont alignés sur des prix de marchandises ayant cours dans le pays. Ce ne sont pas des prix fixes, ils sont contenus dans une fourchette, selon la région concernée, la qualification requise, le baratin de celui qui discute avec le client, la niche économique dans laquelle se loge éventuellement votre type d’activité etc.

Depuis quelques temps, s’est développée massivement une nouvelle sorte de clients. Ceux qui, confortablement salariés comme ITC (Ingénieur, Technicien, Cadre), s’imaginent qu’ils sont beaucoup plus malins que l’ouvrier du bâtiment moyen. Ils commandent des travaux pour que leur « home sweet home » ressemble aux photos des magazines à la mode qui vantent un habitat « technico-boisé » [ Merci Mehdi C.], dont la couleur taupe des murs s’allie à merveille avec leur canapé à la con livré en 24 heures. Ça, c’est pour le salon. Le reste est aussi couleur taupe, même la cuisine à vingt mille balles qui sert à tout sauf à cuisiner. Bref, la peopolisation des aménagements intérieurs va bon train. Autant d’individus originaux au kilomètre carré conduit inévitablement à une normopathie d’autant plus ennuyeuse qu’elle se croit originale. L’envie de confort est légitime, la recherche de la fonctionnalité normalise les produits, la production en masse des cuisines et des canapés lisse forcément les formes et les couleurs. Soit : vae victis, l’ « american way of life » est devenu le modèle.

Ce qui est pénible dans tout ça n’est pas ce qui préside à ces choix ou ce qui les rend effectifs mais l’idée, à la mode également, que le travail de ceux qui fabriquent, posent, coupent, poncent et maçonnent devrait coûter moins cher que celui de ceux qui achètent ces travaux. D’abord parce que ces derniers ont tendance à considérer qu’ils vous donnent du travail. Or, le travail est à faire, il n’est pas « donné ». Ensuite parce que ce travail de fabrication de maisons, et de ce qui les rend habitables, demande à la fois des efforts musculaires répétés et intenses mais aussi un rapport soutenu entre les mains et le cerveau. Enfin, « mon maçon » ou « mon charpentier » vend sa force de travail, récolte un salaire direct et socialisé, lui aussi. Il ne viendrait à l’esprit de personne de demander une ristourne sur la consultation médicale sous prétexte que votre pathologie permet de donner du travail à un médecin. Comme il ne viendrait pas à l’esprit d’un médecin (l’exception confirmant la règle) de considérer que son salaire est sanctuarisé par la cotisation sociale et donc découle du résultat du choix politique (communiste) de lui fournir un salaire confortable indépendamment de sa « production ». Même la tarification à l’acte n’a pas (encore) réussi à faire dépendre son salaire de sa « production » de santé.

Bref. Les productions s’échangent mais certaines sont jugées plus importantes que d’autres. Étrangement, les salaires afférents aux unes et aux autres sont inégaux, souvent injustes et reposent sur une grille de lecture qui ne tient aucunement compte de la sueur, des tensions, de l’usure physique et intellectuelle. Comme on a pu le voir de façon criante pendant le confinement, ceux qui font tourner l’économie sont moins rétribués que ceux qui produisent un tas de choses dont on pourrait se passer aisément.

Si vous aménagez les espaces avec goût, si vous faites du stuc comme personne, si vous travaillez le chêne avec brio, il se peut que vous arriviez à vendre votre production à un bon prix, moyennant un baratin un peu répétitif sur l’importance des matériaux sains, « vrais » et perspirants. Mais si la sécurité sociale disparaît, ce n’est pas ce « bon prix » qui vous permettra de vous payer des rotules ou des tendons en titane lorsque les vôtres ressembleront à des élastiques de culotte très usés. Même si vous avez mis patiemment de côté l’argent liquide que vous avez « habilement » soutiré à vos clients sous prétexte d’économiser des taxes indues aux deux parties du contrat, même si vous avez réinvesti cet argent liquide dans les « projets » choisis parce qu’équitables, associatifs ou ullulesques … Rien n’arrive à la cheville de l’énormité de la cotisation sociale collective pour faire face aux mauvais jours. Quand vous êtes quatre salariés au SMIC, tous les mois, vous mettez au pot commun la bagatelle de 4000 euros dans la caisse. Sans parler des innombrables intermédiaires que vous payez également mensuellement grâce à votre production : fournisseurs, assureurs, caisse de congés et intempéries, comptables, restaurateurs etc. Sans évoquer non plus la richesse que vous transférez directement dans ce que vous produisez et dont vous ne voyez pas la couleur.

Le travail est la seule source de richesse, et le travail salarié surtout. Ce qui est affligeant, c’est que seules (mais ça commence à faire beaucoup) deux catégories de la population vous demandent actuellement de travailler plus pour gagner moins. La bourgeoisie bien sûr, qui se nourrit depuis des siècles sur la bête de somme, parce que c’est une habitude qui est dans son génome historique. Mais aussi ceux qui ont bénéficié ou qui bénéficient encore largement des avantages d’une partie de la richesse produite, à laquelle elle contribue pour une part, tout en étant persuadés que les cotisations sont une charge indue dont il faudrait les exonérer. Dans cette nouvelle catégorie de pénibles, les écolo-esclavagistes sont de loin les plus redoutables. Ils négocient comme des chacals, sont sourcilleux sur le moindre détail de fabrication, le moindre taux horaire, exigent des niveaux de finitions qu’ils ne veulent surtout pas payer, surveillent vos dosages d’un œil d’expert en consultation internet et vous bassinent chaque jour que Dieu fait avec des demandes spéciales et des questions en tous genres, même après 20 heures.

A croire que l’exploitation qu’ils pratiquent sans mollir les éloignent chaque jour un peu plus de leur origine sociale : la dérive d’une partie de la classe laborieuse engraissée sur le dos du travailleur collectif depuis le plan Marshall.

Nouveaux Narcisse qui houspillent Vulcain parce qu’il est boiteux à force de leur forger des armes et des bijoux…

A l’heure de la crise généralisée, ces crétins de colibris oublieux de l’Histoire feraient bien d’arrêter de faire scier la branche sur laquelle ils nichent. Non, ce n’est pas une contrepèterie.

Au pays des chimères borgnes, les colibris sont aveugles

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