Comme un croche-pied fait à quelqu’un qui court, la même impression toute particulière. On a le temps, subitement, de voir le sol se dérober alors qu’on s’apprêtait à reposer le pied. La même impression qu’un claquage. Avec un soudain étirement du temps.
Et tout qui se bouscule au portillon de la pensée : beaucoup plus d’informations qu’on ne peut en traiter.
Comme le silence décrit par les personnes qui venaient consulter après l’explosion à Toulouse en 2001. Le silence momentané qui suit est le laps de temps dans lequel s’insère la bouffée d’inquiétude. Une bouffée parce qu’elle coupe le rythme de la respiration habituelle, une bouffée qui aurait la dimension d’une nuée. L’éternelle différence entre la raison qu’on se fait avant qu’un événement ne soit arrivé et le fait qu’il est réellement arrivé.
Sans doute dans ce moment, l’angoisse ou l’inquiétude reprend les couleurs de notre enfance. Une façon comme une autre de ramener le destin commun à notre histoire personnelle. Une sorte de réflexe de domestication de l’inhabituel. Mais il reste que nous sommes surpris comme des enfants.
Il est impossible de faire de l’histoire immédiate. Au mieux, on peut témoigner. Pour nous même, pour après, pour les suivants ou pour ceux qui nous entourent, on ne sait jamais très bien. En tout cas, l’histoire immédiate n’a jamais existé comme discipline sérieuse. Dans l’UFR d’histoire que je fréquentais assidûment (il y a des lunes), c’est l’histoire confondue avec le journalisme qui se faisait pompeusement appeler « Histoire immédiate ». Sans doute feu son promoteur avait-il rêvé de faire une école de journalisme.
Mais il faut du temps pour penser réellement ce qui nous arrive, pour l’ordonner et donc espérer le saisir. On pédale chaque jour un peu plus vite, mais jamais assez vite pour rattraper ce moment de blanc qui a suivi le choc de l’annonce : confinement général, diminuer les contacts humains au maximum.
Ce moment suspendu est un moment d’effroi, de stupeur. Ce qu’on appelle le retour du réel, celui qu’on se prend en pleine tête comme le fameux retour de bâton ou le non moins célèbre coup du râteau. Bref, le retour du maître absolu, la mort. La perte.
Mais, qu’on l’avale pour s’obliger à la traiter, à la nommer, à la définir, ou qu’on fasse comme si tout reprenait normalement, on a eu la vision du bâton ou du râteau. Et tout le monde autour de nous aussi. Chacun à son tour, pas tous à la fois, avec des décalages. Des décalages minimes qui font que la stupéfaction est générale. Qu’on la devine chez tous ceux qu’on croise, chez tous ceux à qui on adresse la parole. Objet volant non identifié qui atterrit, tout à fait identifiable au demeurant, tellement il ressemble à l’évidence.
Ceux qui arrivent à en dire quelque chose, immédiatement ou presque, commencent par collecter des informations et les mettent en ordre. Mais la logique de cet ordre est toujours antérieure. C’est parce qu’ils voient dans les événements qui arrivent et se suivent un écho à leurs préoccupations d’avant, voire même une confirmation. Le nouveau craquement qui se fait entendre fait écho à une sonorité qu’ils ont entendue ailleurs. Ces collecteurs nous permettent de continuer de penser et on se surprend à attendre fiévreusement leur gazette. Jancovici a au moins raison sur une chose, si on n’a pas pensé les choses avant, on ne peut penser de solution au moment où ça arrive. Nos réflexes sont conditionnés par un avant, ce qui ne les rend pas pour autant appropriés. Il reste que même le pessimiste, qui nous l’avait bien dit, n’avait pas prévu la suite trépidante des faits et pas dans cet ordre-là.
Et puis, non seulement il faut penser, mais en plus il faut le faire en composant avec l’angoisse ou l’inquiétude. L’angoisse rend débile, contre-productif, veule, souvent méchant. L’inquiétude rend confus, embrouille, ralentit. Angoisse pour soi, inquiétude pour les autres, tous ceux qu’elle peut contenir. Et ça fait parfois du monde.
On se surprend à penser aux générations précédentes qui ont vécu l’égrenage du nombre des morts, déportés, disparus. A quel point, même avec nos « petits » scores actuels, il est difficile de vivre avec, et à quel point cette inquiétude monopolise une part importante de nos fonctions cognitives et les entrave. Et dire qu’on se moquait de leurs manies de vieux qui ressassaient… Il y a l’anxiété distillée comme un venin par les médias. Il y a aussi l’inquiétude liée au fait même de ne pas savoir, de ne pas pouvoir mesurer soi-même. Il y a la soudaine incertitude des jours suivants, le cauchemar de la maladie qui rôde façon chasseur à l’affût. La peur d’avoir mal et la peur de la mort de soi ou des autres.Pour penser, il faut donc s’occuper sérieusement la confinitude. Certains deviennent subitement encore plus industrieux qu’ils ne l’étaient auparavant. S’occuper les mains, la raison pratique, pour espérer se libérer l’esprit. Pour retrouver le rythme propre de ses pensées, éloigner ce sentiment d’immédiateté, d’urgence qui obnubile et nous englue. Chacun s’est soudain trouvé un tas de choses à entreprendre.
Ce moment suspendu est aussi celui pendant lequel il faut prendre des décisions, pour se recevoir le moins mal possible. Soit absorber la bouffée pour se l’approprier, et tenter de s’en dépêtrer avec les moyens du bord. Soit faire comme si rien ne se produisait en espérant continuer de fonctionner. Résistance ou collaboration, comme disait Desproges.
Absorber la bouffée, en ce moment de pandémie, c’est un pari difficile. La version asymptomatique existe mais on connaît tous des amis qui ont attrapé ce virus de merde et peinent à s’en débarrasser de façon définitive. Et puis on ne les voit pas, ou de loin. Qui a parlé de ce fait étrange que l’on ne peut pas toucher ceux qu’on aime, qu’on ne peut plus les frôler pour se rassurer, calmer leur inquiétude et la vôtre. Dans la vie sans virus, on peut ne pas oser trop approcher l’autre mais le contact n’est pas interdit, il n’est pas à ce point hanté par le risque.
Quelle place prend ce risque dans les relations sociales ? Il peut présider ou il peut être l’invité surprise. S’il préside alors on lui octroie une place qui n’est pas la sienne. C’est à lui qu’on donne la parole, c’est à lui qu’on fait des salamalecs en cherchant à l’amadouer. Lorsqu’il préside, on ritualise tout ce qu’on entreprend quotidiennement, angoisse oblige. Cette angoisse qui s’accouple en permanence avec le fantasme. Je suis le serviteur de la maladie, son porte-parole, ou son dompteur. Ou sa victime. Encore une façon de se sentir l’alpha et l’oméga des choses. Comme s’il valait mieux être important coûte que coûte plutôt que de faire usage de sa raison en calculant ce qu’on peut du risque, des probabilités. S’il est l’invité surprise, on s’informe sur sa provenance, ses habitudes, sa famille. Celui-là est récent mais nous n’en sommes pas au premier venu. Plutôt que d’écouter la messe quotidienne et son chapelet mortuaire, on peut essayer de ramasser ce qu’on sait. Plutôt que de flipper comme une bête et laisser la porte ouverte au retour du refoulé…Parce qu’évidemment, c’est à ce moment précis qu’il revient en force, qu’il met son pied dans la porte. Difficile de la fermer.
Nombreux sont ceux parmi nous qui ont eu des cours décents de sciences naturelles, nombreux sont ceux qui savent se servir d’un ordinateur, chercher et trier l’information, calculer, comparer, lire. Nombreux sont ceux qui raisonnent, qui réfléchissent. Et je ne parle pas seulement de ceux qui se pensent intellectuels. Nul besoin de Décodex à la con. Il suffit juste d’assumer, contre notre angoisse, contre notre inquiétude, de refuser d’être a priori des mineurs scientifiques, politiques et sanitaires.
Qu’une partie de la population soit plus forte en sciences naturelles que la plupart de nos ministres ne leur vient même pas à l’idée. Nous sommes censés écouter benoîtement leurs conseils sanitaires comme s’ils étaient édictés par des médecins, oubliant que ce sont des politiques qui les édictent. Certes, ceux qui président décident après avoir pris conseil auprès de « scientifiques », mais sans que rien ne nous permette de vérifier la distance entre le dit conseil scientifique et la décision politique qui en découle. Ni quels scientifiques siègent au conseil. Sauf a posteriori, bien sûr.
Protéger, décider, penser, agir : tout faire en même temps. Comme Hornblower : celui qui décide au pire moment, qui devient stratège. Celui qui, de petit clerc obscur, devient commodore. Grâce non pas à ses mérites, mais justement à sa capacité de décider et d’agir lorsqu’il voit l’ombre du râteau ou du bâton qui passe. Son action lui fait à chaque fois gravir un échelon social parce qu’il est l’exception qui confirme la règle, en bon héros de littérature de jeunesse. Hornblower est timide. Le seul héros maritime qui a le mal de mer. Il est un fantasme de clerc qui dans ce suspens aurait fait la peau à son inhibition, à son sentiment de servilité régulière pour servir un idéal supérieur : le pays, la camaraderie.
Mais voilà, le clerc tertiarisé qui croit que son secteur est vital a peur d’être malade, d’avoir le mal de mer. Comme tout le monde me direz-vous. Sauf qu’il angoisse plus qu’il n’est inquiet. Quand il ne se confine pas parce qu’il n’y est pas autorisé, il se confine dans sa tête. Il se confit même. Son cerveau se rétracte. Préoccupé qu’il est à s’agripper au terrain qu’il a « âprement gagné » disait Clouscard. Il en oublie ce qui l’a conduit jusqu’ici, le pourquoi et l’historicité de sa promotion. Et comme en cas de crise systémique, son univers se rétrécit en même temps que son cerveau, il se concentre sur son « état ». Il se cramponne à son rafiot, il écope comme jamais pour ne pas couler. Et obnubilé par le fond de l’océan, il ne voit plus aucun de ses camarades d’infortune. Il n’a en tête que sa propre survie, accroché à sa « bolinette » remplie d’eau qui lui sert à la fois de gri-gri et de boussole. Tel un naufragé. Complètement sonné, il continue de pagayer, il écope, il s’agite en se rêvant dompteur des éléments, des monstres, des virus. Il pense qu’il tient là, enfin, l’occasion d’être héroïque.
Non, même s’il a une solde de capitaine, il n’en fera jamais un, contrairement à notre héros de littérature. Pourtant, selon Jean Norton-Cru, et puisque les métaphores guerrières sont à la mode, le capitaine est le dernier rang de la hiérarchie militaire qui fait corps avec les combattants. Tous les grades supérieurs ne sont plus des combattants, toutes les « feuilles de chêne » des État-major sont des planqués qui ne connaissent rien au terrain. Le fait de ne pas partager les affres de la piétaille vous rend étranger au combat. De la même façon, le contremaître, quand bien même on l’appellerait désormais « manager », fait partie de la production, et donc de ceux qui sont en capacité de voir le bien commun, en accord avec les aspirations de la base, moyennant… une conscience de classe. C’est cette conscience qui permet de savoir qu’il est vain d’attendre une reconnaissance venue d’en-haut quand il s’agit de la défense commune. Quel que soit ce qui se trouve en haut.
On pourrait ajouter, comme figure de capitaine, le chef de service hospitalier, c’est de saison. Les discours des uns et des autres, tout mandarins qu’ils soient, nous montrent bien que, face à la situation sanitaire, ceux qui restent avec les soignants et les soignés (ou qui reprennent à ce moment précis du service) font partie des lutteurs qui défendent le bien commun. De gré ou de force d’ailleurs. Les vieux briscards, de gré, les autres, comme ils peuvent.
Tous ceux qui empêchent cette union avec le commun, en en appelant à la vertu (individuelle), à la conscience (individuelle), à la responsabilité (individuelle), ignorent que seule la camaraderie permet de faire face à l’adversité. Et la camaraderie n’a rien à voir avec la communauté choisie, elle ramasse ce qu’elle trouve, ce qu’elle rencontre. Elle fait avec ce qu’elle a. La communauté, à l’inverse, se rêve aristocratique, justement pour décollectiviser les choses en les communautarisant, pour avoir une plus grosse part. Forcément, ils sont toujours moins nombreux dans une communauté. La fameuse part du mérite, celle que leur vaudrait « leur singularité ineffable », est d’autant mieux valorisée ou monnayée dans un groupe restreint. La singularité est temporaire, elle finit avec son porteur et est soluble dans le commun. Et plutôt crever que la laisser se dissoudre. Le voilà le terrain « âprement gagné », le Moi tyrannique et érotisé, Narcisse qui se mire et se trouve rudement beau.
Ça fait un bail (emphytéotique) qu’on a promis des privilèges de classe aux couches moyennes si, plutôt que de faire cause commune avec les sans-grades, elles acceptent de se faire les porte-voix des régnants. Fidèles comme le chien qui écoute la voix de son maître à travers le pavillon du gramophone. En chemin, elles ont oublié qu’elles ne sont historiquement et économiquement que des « couches » qui font tampon. « En tenir une couche » rappelait Clouscard en 1987.
Ceux-là, qui se sont choisi une communauté d’appartenance restreinte à l’entre-soi des méritants, de ceux qui ont bien le droit après tous leurs efforts, ont rejoint les rangs des tenants de la saignée pour purger le corps malade de la population et reprendre les affaires quand tout sera revenu au calme. Avec moins de vieux, moins de monde. Un peu de jeunisme ne pourrait nuire. Inutile de chasser le refoulé de l’appartenance sociale, il revient toujours triomphant (au printemps surtout) et au pas de l’oie.
Sous leurs pensées fascistes de rajeunissement du monde, leurs décomptes, le virus qui parle, leur besoin de père fouettard, de divinité, de pachamama, bref, il est bien là ce refoulé et ne se sait toujours pas. La culpabilité liée à la trahison de classe est une tache qui se diffuse, comme le vin sur une nappe.
A la fin du repas, on ne voit plus que ça. Collapsologues de merde et salauds gestionnaires, même combat.
D’où leurs métaphores guerrières sans doute. Ils sont issus du même milieu et cherchent à s’en démarquer pour qu’enfin on oublie d’où ils viennent, qu’on ne voie plus que leur brillant parcours. Cachez-moi toutes ces taches, toutes ces traces ! Que d’efforts désespérés pour s’intégrer aux classes privilégiées alors qu’ils finiront essorés comme le premier majordome anglais venu.
Leur combat est contre les gueux qui leur gâchent le paysage, la marina, la tranquillité de la campagne, la beauté du fameux paysage naturel. Ceux-là rêvent d’avoir tout pour eux, parce qu’ils le valent bien. La nature leur sourit et les émeut plus sûrement que le sort des magasiniers ou des aides-soignantes. Ils passent leurs journées à s’envoyer des vidéos d’animaux en visite sur les boulevards déserts et se promettent une Dame Nature enfin préservée du saccage des manants avec les yeux mouillants, oubliant que c’est la centrale nucléaire du coin qui leur permet de « partager » ces moments inoubliables. Le confinement est pour eux une expérience survivaliste de première bourre, et ils ne sont aucunement gênés par un quelconque couteau entre les dents.
Non, ils n’ont définitivement pas besoin des autres, pensent-ils en tirant leur chasse d’eau. Tout de même, si tous les confinés pouvaient se donner la main, ça aurait tellement plus d’allure que les prolos qui suent côte à côte. Ils oublient entre deux applaudissements que s’ils sont priés de rester confinés, c’est avant tout parce que le système de santé est à genoux. Ils n’ont pas compris que la formule magico-phénoméniste « prenez soin de vous » est une injonction.
Prenez soin de vous parce que personne d’autre n’est en mesure de le faire, nous n’avons pas assez de médecins, d’infirmières, de masques, de respirateurs, de curare… nous avons tout foutu en l’air pendant vos séances de yoga et de méditation.
Et puis enfin, on ne s’emmerdera plus avec tous ces pauvres jaunes qui s’agitent dans les rues, la mémoire qui nous revenait à la figure, celle des jours heureux et de son programme de partageux qui était en train de resurgir.Confinés volontaires fiers de l’être et télétravailleurs en retrait, confondus par eux-mêmes et les médias avec le « travailleur collectif », comme si les couches moyennes supérieures étaient la totalité du pays. Étrangement, le pays tourne sans eux, preuve s’il en fallait une que la plupart de leurs fonctions est inutile, que bon nombre de leurs postes et des salaires y afférant, du vent.
Sans eux, la production vitale continue. Ils sont à côté de la production, assis dans leur salon, pyjama café devant leur laptop. Et pensent qu’ils produisent. Avec un réseau saturé, oubliant que leurs résidences secondaires sont dans des zones blanches, « internetement » parlant comme médicalement. Avec à la tête de leurs entreprises, des services informatiques totalement dépassés pour ne pas dire incompétents, qui peinent pour mettre au point des systèmes pour travailleurs confinés. Les sinécures se révèlent enfin clairement être des planques pour incapables. Il reste qu’on conjugue dorénavant le verbe télétravailler, sans rire, preuve que ce mot devient actif, ou comment les événements habitent le langage… Le fait que télétravail rime avec auto-exploitation, solitude, confinitude acceptée ne semble pas effleurer les tertiarisés. Ils pourront toujours signer des pétitions en ligne.
Ils sont priés de rester confinés dans cette illusion de participation, maintenus dans la peur, même quand ils ont entre 30 et 50 ans. Englués dans le fantasme de la fin de leur Moi qui les turlupine. Ils veulent avoir un rôle, continuer de le mettre en scène, continuer de porter les accessoires qui vont avec. La perruque leur allait si bien. Ils s’affairent quotidiennement, s’agitent, stressent un max parce que les conditions de travail sont très difficiles, inhabituelles. Il faut comprendre. Et puis télétravailler leur permet
enfin !- de faire deux choses à la fois : le super bosseur qui a des responsabilités et le super parent-conjoint hyper présent.
Que dire de la sollicitude dégoulinante vis à vis de ceux qui ne télétravaillent pas, cette sollicitude qui menace de vous conduire vous aussi au naufrage, par dégoût ? L’anxiété générale doit humidifier la boîte crânienne, des vapeurs s’en échappent. On assiste à des fuites d’inconscient et il se répand, un peu partout autour de vous. Le fameux « effet loupe » des crises. Les pénibles sont encore plus pénibles, les égocentrés pleins de fausse sollicitude encore plus égocentrés. Sans doute parce que l’effet loupe fonctionne aussi sur les critiques, qui sont encore plus critiques.
Bref, le télétravail rend incontournable, quitte à le démontrer par l’absurde en désertant les entreprises et les camarades. Les télétravailleurs sont confinés, aux confins, ils s’éloignent, se retranchent du monde réel, la peur leur servant d’ailes. Pendant qu’ils se rêvent en aiguilleurs du ciel, ils bénéficient, eux, contrairement aux prolos des caisses, du bâtiment ou de la logistique, d’un statut qui leur permet de continuer de toucher leur salaire. Aux frais du travailleur qui, lui, se prépare à travailler soixante heures par semaine pour redresser le PIB alors qu’il n’a pas profité du confinement pour se « ressourcer » et enfin pratiquer assidûment la gymnastique.
Le fait que les cotisations sociales ne rentrent pas dans les caisses ne les concerne pas. Ils ne font pas le rapport entre ce qu’ils estiment mériter et la collectivisation de la cotisation sociale. Ni ne voient venir les caisses vides, qu’on finira par jeter à la poubelle comme de vulgaires cartons. Elles ne contiendront plus rien, elles seront donc décrétées inutiles. Le trou de la sécu deviendra une absence de sécurité sociale.
Les ministres ont promis des aides et la plupart les croit sur parole, comme s’ils avaient une tirelire remplie d’économies. Un peu comme les fameux points retraite, ceux qu’on gagne en « grattant », déconnectés de l’économie réelle. Ah ? ils sont indexés sur le PIB ? Ah ? le PIB, c’est le travail qui le produit, tiens donc ? Ma retraite n’est donc pas constituée par une épargne que j’aurais thésaurisée pendant mes années d’activité professionnelle ? Et quand l’appareil d’État me raconte qu’il a de quoi prendre le relais des cotisations générales fournies par le travail de tous, je dois benoîtement continuer de le croire ? Bref, le confinement intellectuel a commencé il y a déjà un moment…
La mode de la dénonciation de l’incompétence de nos ministres ou de leur cynisme est un aveu d’impuissance à penser ce qui se passe alors que nous sommes assignés à nos postes ou à résidence. Effectivement, leurs prises de parole et de décision éclairent crûment quelque chose d’aussi angoissant que la propagation d’un virus sournois et combatif. La lumière est faite sur les motivations qui président à leurs charges « républicaines ». Ils ne sont pas républicains. Ils n’ont pas charge d’âmes. Ce ne sont pas des leaders charismatiques. Ils n’ont que mépris pour ceux qui produisent la richesse quotidienne qu’ils escamotent, quotidiennement aussi. Ils appartiennent à l’aristocratie financière, laquelle « dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n’est pas autre chose que la résurrection du lumpen-prolétariat dans les sommets de la société bourgeoise » écrivait Karl Marx. Franchement, il suffit de regarder un peu attentivement la gueule de Castaner pour vérifier cette assertion.
Le choc pour la plupart des citoyens du monde réside donc dans cette vérité : la lutte des classes est bien réelle et les motivations comme les appartenances à l’un ou l’autre camp en lutte sont enfin éclairées convenablement à la lumière de ce virus à picots qui ressemble étrangement à un abat-jour de salon des années 70. S’il parlait effectivement, il ne dirait pas aux humains du XXIème siècle « vous vous êtes mal conduits et c’est pour ça que je viens mettre de l’ordre », il dirait « vous vous êtes fait baiser depuis cinquante ans, Marx avait raison et Clouscard aussi ». Ne vous déplaise, c’est ce qu’il révèle effectivement même aux plus incrédules qui s’accrochent encore à leurs illusions de démocratie occidentale, d’Europe progressiste, d’États-Unis exemplaires de modernité.
Que leur demande-t-on de si difficile à faire à ces incrédules? De partager les doutes, les questionnements. De partager les efforts, le travail commun hors reconnaissance sociale validée et labellisée par le marché du travail, cette maison close capitaliste. De faire circuler la parole et de chercher à l’élaborer en répondant de leur détermination sociale plutôt que de se la raconter. D’être des camarades, quoi qu’il leur en coûte en courage et en détermination, en affection. Au risque d’être aimés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils aimeraient être. D’arrêter de nous pomper le mou avec leur prétention à l’unicité, à l’incontournabilité, à l’immortalité, à l’irréprochabilité… Tout ça pour éviter leur tour de vaisselle. Tous ces épiciers me fatiguent à recompter leurs doigts. Il faudra bien qu’ils se fassent à l’idée qu’ils en ont dix, comme tout le monde.
Pendant ce temps, les psychologues des hôpitaux décident de mettre en place des consultations téléphoniques, au cas où on aurait besoin d’eux ailleurs qu’à leur poste. Les grands prêtres du signifiant confondent toujours « y être » et « en être ».
Bref, tous ces adorateurs du virus qui parle attendent avec impatience le nouveau « green new deal », dernier né de monsieur Capital et de madame Décroissance. Un nouveau petit génie, le sot des prophètes. Ils espèrent qu’il aura la coiffure d’Aurélien Barreau et le sourire carnassier de Pablo Servigne.
Quant au spectacle des prescripteurs d’opinion et de leur impossible mea culpa (pourquoi pas hara kiri, tant qu’à faire du spectacle ?), les thèses des Dégats de la pratique libérale du même Clouscard, qui continue même mort de sauver l’honneur de la pensée française en ces temps de disette extrême, expliquent pourquoi précisément leur trahison antérieure et inconsciente, au sens de sans conscience (n’est que ruine de l’âme), les empêche définitivement de revenir à ce pourquoi ils devraient être payés. Et pour quelle raison apparemment saugrenue ils s’enferrent toujours plus en invitant on ne sait quel expert pénible pour nous faire la leçon ou faire pleurer dans les chaumières. Il faut entendre Martin Hirsch raconter le combat des soignants contre la maladie, à deux doigts de pleurer tellement il est ému par ce qu’il raconte. Quand j’étais petite, je ne comprenais pas l’expression « il vaut mieux entendre ça que d’être sourd », cinquante ans après, je ne la comprends toujours pas.
Sur l’incurie des décideurs en poste, rien à dire : historiquement la France a des états-majors de merde, formés dans des écoles où on apprend rien et qui sont capables au meilleur de leur forme de faire 350 000 morts par jour, juste par pur mépris, par orgueil. Jankelevitch leur a taillé en 1948 un costard définitif, celui-là même avec lequel on les enterrera. Sur la bourgeoisie la plus méchante d’Europe, il n’y a effectivement rien d’autre à dire, il faut juste lui reprendre définitivement les Champs- Elysées et l’envoyer, elle, ramasser des fraises. En surveillant bien qu’elle n’en boulotte pas.
Et puis il y a, bien sûr, ceux qui vous laissent dans une tristesse folle parce qu’ils continuent de préférer leur roman familial, ses poussives explications et ses interprétations d’une banalité à pleurer. Je ne suis pas sûre qu’ils forment une catégorie à part, c’est juste qu’ils pèsent particulièrement dans cette époque pandémique. Ils se rêvent seuls, depuis trop longtemps sans doute pour remarquer que le confinement et la « distanciation sociale » obligatoire de la majeure partie de la population est récente, beaucoup plus récente que la date du début de leur propre confinement. Des confins, ils ont pour projet d’aller encore plus loin, sans doute vers les finis terrae.
Notre choix revient donc encore une fois à celui de Nerval dans Angélique : soit le roman individuel et fantasmé, soit la tombe de Rousseau et le destin collectif. « Tu nous avais donné le lait des forts », espérons que nous ne soyons pas trop faibles, ce coup-là, pour en profiter … mais c’est mal barré. Au moins, la lutte aura encore gagné en clarté.