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Debray contre Stendhal

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Debray contre Stendhal

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Aimer et mourir sous le soleil noir de la réaction politique

Pour un platonicien, les plaisirs doivent être rationnellement domptés pour mieux s’épanouir. Ainsi s’expliquent chez Platon le rôle accordé à la domination de soi, comme celui joué par l’identification de l’excellence à la vertu et du vice au crime. Aussi, de nos jours, pour beaucoup, Stendhal est une sorte d’anti-Platon, pour qui la vertu empêcherait l’excellence, et les vices constitueraient la condition même de l’élévation sociale . Stendhal serait alors l’écrivain du renoncement au Politique, qui se contenterait de narrer des petites manœuvres bassement financières, parsemées de quelques échappées illusoires dans la seule intériorité du cœur, à l’abri du Politique, des lois et de l’Histoire.

C’est notamment ce que Régis Debray défend dans son dernier essai, intitulé « Du génie français », où il met en place un face à face assez artificiel entre Victor Hugo, le républicain, d’une part, et Stendhal, le pré-macronien, d’autre part. Au premier « l’esprit » français, au second, est réservé le « génie ».

Mais à rebours des conclusions que Debray tire de ce duel préfabriqué, n’y a-t-il pas en fait sous la plume de Stendhal une invariance, en relation à ce vaste chantier initié par Platon, et en dépit de toutes les mutations historiques possibles, qui consiste à s’interroger sur ces tendons et ces ficelles en nous, qui nous meuvent, dont on ne sait qui les tire mais qui font que nous sommes tirés néanmoins, « au long de la frontière qui sépare la vertu du vice » ?

Au fond, Stendhal n’écrit-il pas sur le chagrin et la passion amoureuse qui, à l’intérieur de nous, à la façon de ces affects dont nous parlent souvent Platon, sont comme sous l’emprise du joug cruel de l’Histoire et du Politique ?

Un écrivain anatomiste de la restauration capitaliste.

Né le 23 janvier 1783 à Grenoble et mort le 23 mars 1842 à Paris, Henri Beyle, plus connu sous le pseudonyme de Stendhal (surnom sous lequel il conquit la reconnaissance et la notoriété), est un romancier et écrivain français qui nous apprend, avec ses personnages, à vivre, à aimer et mourir sous les invariantes résurgences du soleil noir de la réaction politique.

L’épaisseur biographique de Stendhal est passionnante et à n’exclure sous aucun prétexte, mais le cœur du discours que nous voudrions ici, modestement, soutenir pour défendre l’actualité de la lecture stendhalienne d’un monde qui structure encore le nôtre, a davantage pour cible le fond du message qui peut se dégager et suinter de son travail littéraire, plutôt que les péripéties fantasques qui traversèrent sa personnalité singulière et privée (des péripéties souvent touchantes, mais parfois quelque peu frivoles et étrangères à notre problématique).

Dans le cadre de cette brève lecture, il ne s’agira donc pas de s’intéresser de façon exclusive et scrupuleuse, scientifique et universitaire, à la biographie d’Henri Beyle. En effet, nous ne pourrions jamais qu’effleurer les volets de son enfance et les multiples amours de sa vie, comme ses maladies, ses chagrins, ses errances ou ses voyages ; qui mériteraient pourtant, pour chacun d’entre eux, un regard approfondi et fouillé.

Qu’entend-on alors exactement par le fait que Stendhal nous apprendrait, dans ses œuvres, à aimer et mourir sous le soleil noir de la réaction ? Au cours de son existence, Stendhal fut le contemporain de l’une des plus féroces périodes de réaction de l’histoire de France, la restauration monarchique, qui constitue le produit politique abouti d’une coalition obstinée de forces étrangères réactionnaires qui, sur un espace de près de 22 ans (1793-1815) s’est inlassablement abattue sur notre pays, de la mort de Louis XVI à la fin des 100 jours. Cette restauration fait suite à l’échec de la tragique épopée Napoléonienne, qui constitue elle-même une aventure ambiguë, qui oscille entre une résistance nationale à l’invasion de forces coalisées et, presque simultanément, une colonisation française toujours plus poussée et avide, non seulement des adversaires vaincus par la France impériale, mais de l’Europe elle-même.

Cette entreprise se déploya à travers de la démesure militaire, l’héroïsme collectif des soldats napoléoniens et, pour chef d’orchestre, un personnage ambivalent, Napoléon Bonaparte, un animal politique et un stratège de génie, scindé entre ses teintes jacobines de jeunesse, marquées par le progressisme, et son conservatisme calculateur et cynique, propre à son arrivisme ambitieux et aux codes d’un monde géopolitique impitoyable.

Ce contexte à l’esprit, on comprend peut-être mieux comment et pourquoi Stendhal insiste dans ses écrits sur la « chasse au bonheur », idée nouvelle en Europe nous disait Saint-Just, une chasse qui, on le voit bien, s’effectue en des temps dangereux, sous le poids d’une certaine pesanteur et dans l’urgence, pour ne pas dire à travers un certain essoufflement inquiet. Cette pesanteur est celle du conformisme des convenances et des mariages arrangés, entre autre, dans un univers bloqué contre lequel se cristallise littérairement son « beylisme » (nom que Stendhal donne ironiquement à ses recommandations pour s’orienter dans l’existence, sorte de méthode pratique d’accès au bonheur, qui passe à travers l’énergie, le plaisir et la vérité) jusqu’à s’incarner dans l’attitude caractéristique des personnages stendhaliens, dans cette conscience de soi sincère et éruptive, pleine à craquer d’énergie vitale, mais s’exprimant bien souvent maladroitement et confusément, parfois même à grand coups de bouffées délirantes et paranoïaques.

Dans le « Rouge et le Noir », Julien Sorel incarne à merveille ce personnage stendhalien lunatique et masculin, à la fois timide et bouillonnant, gêné et gênant, un dionysiaque à la santé fragile et comme encaserné de force, par l’histoire qu’il subit, dans un formalisme aliénant.

Mais en dépit des pesanteurs formelles, le jeune Abbé parvenu se rêvera jusqu’à la fin en soldat de la grande armée. Julien Sorel est semblable à un éléphant bonapartisant, au tempérament inégal et furieux, piégé dans un magasin de fragiles porcelaines, ces porcelaines du « qu’en-dira-t-on » et de la rumeur qui planent constamment autour de votre réputation, telle l’épée de Damoclès, ces porcelaines pourtant si délicates et si aisément cassables, et dont on craint pourtant qu’elles nous déchirent et nous dépècent. Le conformisme est une sorte d’étrange tigre de papier, aussi facile à déchirer que mortel et accablant.

Cette semoule molle et glissante des accommodements raisonnables nécessaires à l’élévation sociale, à ingurgiter comme autant de couleuvres, est caractéristique, chez Stendhal, de la matière étendue du décor dans lequel évoluent les destinées sociologiques de la nouvelle Europe restaurée. Les personnages de Stendhal y sont pris comme dans des sables mouvants, pour des destinées comme contenues dans un vaste cocon de discours et de non-dits, et où la moindre fausse note, la première erreur de positionnement, peut vous condamner à une irrémédiable mort sociale.

Les sentences de la bourgeoisie à l’encontre de celles et ceux qui quittent le confort de son giron ne connaissent ni le pardon, ni l’oubli. Le capitalisme tient à travers ses agents promoteurs un raisonnement semblable à celui de Cronos pour ses enfants, il s’agit de dévorer ceux qui sortent de son sein et entendent s’émanciper de lui. Car, à un certain degré de narcissisme, il est insupportable que ce qui est sorti de vous entende, en même temps, s’arracher à vous, pour vous survivre et ne pas finir piégé à l’intérieur de vous-même.

Chez Stendhal, la restauration est ce monde des discours autorisés qui quadrillent le périmètre des paroles légitimes. Comment ne pas lui trouver en ces termes une géniale postérité ?

Aussi, le héros stendhalien doit s’imprégner, pour survivre, de beylisme, et se retrouve régulièrement mal à l’aise dans les mondanités constitutives du permanent théâtre des apparences, théâtre dans lequel s’entrelacent les existences, toutes piégées dans les fils idéologiques et discursifs tissés par la nécessité de « parvenir » et de « devenir quelqu’un », nécessité que la classe bourgeoise porte comme un étendard, dans cette phase de restauration postrévolutionnaire.

Cette nécessité bourgeoise à laquelle nous faisons allusion est celle de faire silence, de taire et d’enterrer la révolution française, d’une part, et le bonapartisme, d’autre part, deux moments qui, sur un plan psychanalytique, sont traumatiques pour le camp de l’ordre et de la rente, surtout chez ceux que Henri Guillemin nommait, malicieusement, « les gens de biens » (c’est-à-dire ces gens de biens qui sont des gens bien).

Ce groupement des « gens de biens », disions-nous, comprend une bourgeoisie qui après s’être émancipée du féodalisme arriéré, tire derrière-elle l’échelle de l’émancipation qu’elle a gravi, refusant au prolétariat la libération qu’elle a elle-même traversée. Elle instaure alors les conditions d’une exploitation nouvelle, d’un esclavage moderne et féroce des classes laborieuses, dont nous ne sommes toujours pas sortis. Dans cet espace, la chasse au bonheur consiste alors, ni plus ni moins, qu’à échapper, par tous les moyens, et quitte à s’en épuiser, à cet esclavage nouveau et terrible.

Car, avec Stendhal, le rapport à la mondanité n’est pas celui d’un rejet violent et furieux, comme le fit Diogène depuis son tonneau (une attitude qui est au fond assez infantile), il s’agit bien plutôt de la comprendre, de la décrire, de l’habiter même et d’en disséquer les tissus nerveux, pour mieux comprendre une logique sociale mondaine face à laquelle l’individu est comme démuni, et si brutalement étranger, c’est-à-dire aliéné.

Pour en finir avec le jugement de Régis.

Le Stendhal historique fut un être aventureux et courageux, d’une grande bravoure face à l’adversité, face au danger et à la douleur physique et psychologique. Mais il fut aussi un homme à l’esprit perturbé, malmené à la fois par une immense sensibilité et un caractère passionné, porté qu’il fut par des ivresses amoureuses qui le conduisirent non seulement à des gaucheries et de graves imprudences, mais le guidant également, sur le plan psychique, sur le fil d’un bien dangereux rasoir.

Mais ses ennemis s’en moquent, et le haïssent même pour cette sincérité gauche, en ce qu’elle est le propre des âmes naïves, de celles qui souhaitent simplement, dans la lutte pour la reconnaissance bourgeoise, être reconnues pour ce qu’elles sont vraiment, et non pour ce qu’elles paraissent. Stendhal rappelle ici Rousseau. A l’un et l’autre, la bourgeoisie ne pardonnera jamais de l’avoir décrite dans sa veulerie réelle, de la mettre à nue, sans pour autant partager, avec elle, ce nihilisme politique caractéristique des grands renoncements satisfaits.

Ces préalables établis, nous pouvons enfin nous arrêter à l’essai de Régis Debray, et qui a eu, dans le petit milieu parisien radiophonique, un certain retentissement.

Notre républicain lettré, passé des geôles cubaines aux fauteuils élyséens de la Mitterrandie triomphante, dans les sages compromissions d’une vie qui font le lit des pires reniements, a pourtant tout d’un personnage stendhalien. De révolutionnaire tiers-mondiste, Debray s’est repenti en gentil animateur du socialisme de marché, avant d’achever son cheminement en contempteur des effets dont il a lâchement et mollement accompagné les causes. Désormais, arrivé à un âge vénérable, lui qui nous habituait ces dernières décennies aux rondeurs d’un discours articulé sur une sagesse du soir, se retrouve à opposer Stendhal à Hugo, avec une virulence mesquine, digne d’un petit garçon.

Pour Debray, il y a Hugo, le républicain, le solaire, l’artiste politique intégral, social-démocrate providentiel, et Stendhal le vulgaire, l’obscur, l’égotique nombriliste, le macronien.

On peut déjà s’étonner du fait que notre dandy mitterrandien puisse sous-entendre même qu’il existerait, chez le Victor Hugo réel, une absence totale de carriérisme et de volonté de parvenir. Non pas qu’il faille faire du moralisme puritain sur chaque auteur de notre patrimoine littéraire (même si notre époque nous y pousse à la baïonnette) ou que ce désir de reconnaissance soit condamnable en soi, loin de là. Mais qui peut croire, chez le génial Victor Hugo, à un dévouement absolu pour la chose publique tel que le fantasme Debray ?

Le dualisme Stendhal/Hugo sur cette base est intenable, une revue comparée et sérieuse de leurs biographies montrerait plutôt que le second était infiniment plus stratège et arriviste que le premier, beaucoup plus instable et spontané. Pourtant, Debray insiste, persiste et signe et, pour lui, comparer Hugo et Stendhal, qu’on pourrait pourtant faire tenir ensemble dans un même amour pour notre littérature nationale, c’est ni plus ni moins que comparer « l’Amazonie au bois de Boulogne ». Étrange usage d’une métaphore prostitutionnelle qui laisse songeur chez un intellectuel qui n’en est pas à sa première passe.

A ce stade donc, on s’interroge. Quel est à la fin le secret à l’origine de ces coups de griffes épidermiques et répétés contre Stendhal, dans un essai inutile et amer ?

Simplement, Debray n’aime pas Stendhal, car Stendhal tend à Debray un miroir, et le révèle à lui-même dans ce qu’il fait, dans ses habitudes, ses discours, ses mœurs, ses amours passés et ses usages de classe, dans la trajectoire de sa carrière. Il dit à Debray, « monsieur, je sais bien que parfois dire c’est faire, mais vous êtes fondamentalement ce que vous faites, et non ce que vous dites ». Stendhal est, ici, impardonnable car il rappelle la contradiction indépassable pour ceux qui veulent faire Stendhal, et dire Hugo. Stendhal nous livre un message bien cruel, une pilule de réalisme dure à avaler. Chez Hugo, on respire mieux, bien mieux, et Debray y trouve l’ambition artistique d’une littérature intégrale, un panthéon complet et synthétique, convaincant et convaincu que la beauté politique d’une République vraiment soucieuse de justice sociale peut dépasser les antagonismes de classes, et éradiquer à jamais la pauvreté. Debray est charmé par les splendides illusions de la plume Hugolienne, qui nous fait croire qu’avec le réformisme républicain, la lumière est au bout du tunnel de la concurrence et de la baisse des salaires.

Debray veut croire qu’un autre Debray est possible. Stendhal, lui, en jacobin aristocrate, appuie plus modestement où ça fait mal, et dévoile l’implicite résignation collective des conservateurs de son temps. Debray aime Hugo, car avec Hugo, Debray peut échapper à ce qu’il est, et à ce qu’il a fait. Debray n’aime pas Stendhal, car avec Stendhal, le Debray réel fait sens. Et cela est inexcusable. Stendhal est l’inconscient de classe de l’inconscient de Debray. Car avec lui, et toute une série de personnages, la vieille garde du progressisme est morte et s’est rendue très volontiers.

André Gide écrivait jadis que « L’œuvre classique ne sera forte et belle qu’en raison de son romantisme dompté ».

Stendhal est indubitablement un classique dans cette perspective et qui, couplé avec Balzac, prépare dans la littérature française de son temps des chahuts dont elle ne s’est pas encore remise, surtout dans le petit monde autour duquel elle articule sa production.

Comprendre Stendhal, notamment avec Marx, c’est le voir comme un jacobin dont l’histoire a crevé le cheval et qui cherche simplement, à pied, à survivre, aimer, respirer et rire, dans cette monarchie de juillet qui, à bien des égards, rappelle le défaitisme carriériste de ce vichysme de temps de paix, de cette congélation de l’histoire, de ce totalitarisme du marché qu’incarne jusqu’à la nausée la Start-Up Nation de l’ignoble république en Marche.

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