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Edouard Louis, petit prince de ce Monde (parmi d’autres)

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Edouard Louis, petit prince de ce Monde (parmi d’autres)

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“(…) quand j’ai lu ces différents auteurs, je ne leur ai pas fait un trop grand crime de leurs mensonges, surtout en voyant que c’était une habitude familière même à ceux qui font profession de philosophie ; et ce qui m’a toujours étonné, c’est qu’ils se soient imaginé qu’en écrivant des fictions, la fausseté de leurs récits échapperait aux lecteurs. Moi-même, cependant, entraîné par le désir de laisser un nom à la postérité, et ne voulant pas être le seul qui n’usât pas de la liberté de feindre, j’ai résolu, n’ayant rien de vrai à raconter, vu qu’il ne m’est arrivé aucune aventure digne d’intérêt, de me rabattre sur un mensonge beaucoup plus raisonnable que ceux des autres. Car n’y aurait-il dans mon livre, pour toute vérité, que l’aveu de mon mensonge ; il me semble que j’échapperais au reproche adressé par moi aux autres narrateurs, en convenant que je ne dis pas un seul mot de vrai. Je vais donc raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et que je ne tiens de personne ; j’y ajoute des choses qui n’existent nullement, et qui ne peuvent pas être : il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien”. Lucien de Samosate, L’Histoire véritable, Livre Premier, paragraphe 4.

Cet été, j’ai passé une brève soirée à discuter d’Edouard Louis avec un ami amiénois, qui par hasard a fait ses années de lycée aux côtés de celui qui n’était pas encore l’auteur à succès que nous connaissons. Jusqu’à présent, je n’ai lu que deux ouvrages d’Edouard Louis et qui, mis en relief l’un avec l’autre, m’ont plongé dans une profonde perplexité. Tout d’abord, j’ai détesté “En finir avec Eddy Bellegueule”, livre par lequel j’ai découvert l’auteur, et qui porte principalement sur son enfance et son adolescence. Il se résume pour moi à une pure et simple trahison de classe malhabilement recouverte de bourdieuserie politiquement correcte. La sélectivité de son écriture aux prétentions sociologiques m’insupporte profondément. Je la trouve parfois même ignoble, surtout lorsque l’auteur refuse à ses proches et parents les excuses sociales qu’il accorde pourtant ailleurs (et légitimement) à des personnes issues d’autres milieux populaires, tout comme les jeunes de cités. Dans ce livre, dont l’obscénité va jusqu’à la libre adaptation cinématographique [voir “Marvin ou la belle éducation”-2017], Edouard Louis se comporte comme si ceux-ci et ceux-là n’étaient pas logés à la même enseigne: les classes populaires sont manifestement, selon lui, imprégnées jusqu’au mégot d’homophobie, de racisme, de spécisme et de misogynie. Déduction générale que l’on est supposé tirer de son cas familial tout à fait personnel. Mais comment peut-on être aveuglé au point de ne pas voir à quel point ces enjeux sont secondaires alors que tous les travailleurs (peu importe leur couleur, leur sexualité et leur provenance) sont impitoyablement enfermés à fond de cale de l’épouvantable Hollandais Volant de cette société-marché ?

Seulement, plus tard, bien plus tard, j’ai profondément aimé son petit livre “Qui a tué mon père”. Outre que l’écriture m’y semble maîtrisée, j’ai cru voir en ce livre un moment de réconciliation de l’auteur avec lui-même et son milieu social, un retour sur les blessures de son enfance, un exposé sobre de l’épreuve qu’a traversée son père pour perdre sa vie à la gagner. Au fil des pages, l’auteur décrit avec justesse, et sans le misérabilisme sélectif que je reprochais plus tôt, à quel point son paternel n’est plus qu’une épave détruite par le capitalisme, une chair brisée au terme d’une existence d’exploitation. Enfin, j’ai également trouvé d’une grande beauté pathétique la scène où Louis raconte comment, enfant, il avait organisé un spectacle de danse pour son père et où, garçon efféminé, il échouait à obtenir sa reconnaissance, avant de s’excuser de lui faire honte, pour que celui-ci lui murmure finalement que ce n’était pas grave, en le prenant dans ses bras.

Je ne saurais expliquer pourquoi cette scène m’a marqué plutôt qu’une autre, mais je me souviens aussi comment “Qui a tué mon père”, rédigé bien avant les Gilets-Jaunes, s’achève sur un dialogue père-fils épuré où le premier, méditatif, conclut que ce pays a bel et bien besoin d’une Révolution. Mais enfin, il demeurait un je-ne-sais-quoi, un presque rien d’embarrassant. S’épancher sur l’homophobie de son père dans un premier ouvrage, s’émanciper socialement par le biais de cet œdipe d’un classique ennuyeux, pour se refaire finalement une vertu prolétarienne ? On ressort un peu gêné de cette lecture comparative.

Quel bilan tirer d’une lecture aussi ambivalente ? Pour son premier roman, je l’ai méprisé. Pour son second, je l’ai respecté. Désormais, j’éprouve une profonde pitié pour cette bien tragique incarnation d’un Lucien Rubempré post-moderne. Comme le disait Marx, trop souvent, l’Histoire se répète comme une farce. Ici, Edouard Louis ne fait que reproduire, sans la moindre dimension comique, les innombrables trajectoires mondaines de la modernité qui se bâtissent toujours sur des mensonges, des trahisons, des réinventions biographiques et des petites manigances. En cela, il est tout à fait excusable, car quoi que le capitalisme puisse prétendre, il n’aura jamais qu’une seule et unique morale: “Vae victis”. Cela étant, si d’aventure un jeune homme a la chance de fuir l’usine pour la mondanité artistique, pourquoi diable s’en priverait-il?

J’ai donc interpellé mon ami en fin de soirée, en espérant y voir plus clair sur cet auteur, et mettre la lumière sur quelques fragments de vie pré-littéraires, aussi inégaux et partiels soient-ils.

  • Eh dis-moi, toi, tu l’as connu Edouard Louis, non ?
  • Oh! Oui…
  • Et alors, tu penses quoi de lui ?
  • Comme auteur ? Ou comme personne ?
  • Je ne sais pas, tu l’as lu ?
  • Non, tout juste feuilleté.
  • Alors comme personne. Quoique ses bouquins prétendent à la stricte vérité biographique.
  • C’était quelqu’un d’intéressant et que j’appréciais, sans pour autant être proche de lui. C’était quelqu’un qui cherchait visiblement la reconnaissance, à se faire voir. Mais ce qui m’intrigue c’est sa manière de couper les ponts avec tout ce qu’il y a derrière lui quand il grimpe dans l’échelle sociale. C’est le schéma typique de l’arriviste.
  • Mais quoi, dans son livre, tout est faux ? C’est ça ?
  • Oh non, du tout, sans doute pas. Je ne prétends pas connaître son histoire et ses pensées profondes, après tout je ne l’ai connu qu’à partir du lycée. Mais on est plusieurs anciens élèves et même professeurs du lycée à s’interroger parfois sur la véracité de ses dires. J’ai le sentiment qu’il prend quelques largesses avec la réalité.
  • Mais par exemple?
  • Eh bien, quand on me rapporte qu’il soutient, dans certaines interviews, qu’il avait honte, au lycée, lorsqu’on mentionnait à ses oreilles l’existence de Wagner, c’est n’importe quoi. Son ostracisation culturelle, le type qui regarde ses pompes, c’est bidon. Alors, je ne sais pas pour ses années collège, d’accord. Mais, au lycée, c’était un type très populaire, un charmeur même. Et très politique. Je l’ai connu parce qu’il a d’abord essayé de me recruter aux jeunesses socialistes, avant de virer de bord, et partir au NPA, où il a encore essayé de me recruter. Au lycée, il faisait des “blocus”, comme on disait à l’époque. En fait, c’était même plus que participer, c’était la figure de proue du mouvement lycéen, c’était lui le principal organisateur, celui qui négociait même avec l’administration. C’était un type très sociable, très apprécié. Je ne dis pas qu’il n’a pas souffert dans sa famille, c’est sans doute vrai, et puis il a de vraies origines populaires. Sans doute qu’il a subi des violences ou des brimades, quoique sa famille s’en défende, et que je connais aussi d’autres personnes qui le contestent. Mais ce qui est certain pour eux, c’est que leur version des faits ne sera jamais adaptée en roman, ou au cinéma, par le petit milieu parisien.
  • Mais quoi, c’est un imposteur ?
  • Je dirais maintenant qu’il a quand même menti sur trop de choses pour qu’il soit crédible. La dernière fois que j’ai pris un verre avec lui, dans un bar à Saint-Quentin, c’était il y a un bail, et il avait abandonné le keffieh et son uniforme de révolutionnaire pour le costard-cravate et un langage maniéré. A partir du moment où il est monté sur Paris, qu’il a été publié et qu’il a réussi à percer, il a coupé les ponts avec tout le monde, et je ne l’ai jamais revu. Il a même coupé les ponts assez rapidement avec son meilleur pote du lycée, ils étaient pourtant cul et chemise. Et puis, bon, dans le nord, y’a de l’alcoolisme, de la violence, et du racisme, bien sûr. Mais tout réduire à ça ? Et a-t-il seulement subi le tiers de ce qu’il prétend avoir affronté ? Et je ne suis pas le seul à m’interroger. Ses amis, sa famille, son ancien entourage, ils sont beaucoup à être choqués par son premier bouquin.
  • Mais pourquoi ceux qui l’ont connu ne parlent pas ?
  • Je ne sais pas. C’est quelqu’un, tu sais. Il est connu à présent et forcément, l’influence, ça fait peur. Je suis content de ne pas avoir été très intime de lui.

La vérité d’un être humain est si souvent crûment plate qu’elle rend sa bassesse affligeante. Car dans la grande histoire de l’arrivisme et de la vie intellectuelle parisienne, le cas d’Edouard Louis n’est qu’un épisode anecdotique. En effet, dans la vie littéraire d’un pays dont l’économie est aussi ensauvagée que la nôtre, combien de carrières d’écrivains ne pourraient jamais éclore sans le fumier fertile d’un misérable petit tas de mensonges implicites au sein desquels on dissémine quelques éclats d’exactitude ? Pour remporter l’adhésion de celui auquel il s’adresse, un mensonge vraiment efficace sait se servir de fragments de réalité comme d’un bélier. Aussi, tout auteur contemporain, avide de réussite et de reconnaissance immédiate, a pour devoir de se mettre au cœur ce trait d’humour de Louis-Ferdinand Céline: “je m’arrange avec mes souvenirs pour tricher comme il faut”. Un trait d’humour seulement ? Le pamphlétaire anti-juif ne décrit-il pas dans son “Voyage au bout de la nuit” que la vérité est une interminable agonie? Ajoutant que “La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir”, et de conclure “Je n’ai jamais pu me tuer moi.”. Il faut donc mentir et se mentir, pour ne pas se regarder tel qu’on est, de peu d’intérêt, et menant une existence à peine digne d’un roman de gare. Et pourtant ! L’écrivain de l’ère capitaliste est une créature anthropologique incapable de se convaincre qu’il n’est pas la société, et que sa vie n’a rien d’une Odyssée. Et puis, il est plus aisé de se laisser filer sur

les rails d’une représentation fausse de soi-même plutôt que de tuer le discours sécrété par ce moment infantile de la constitution de soi, et devenir adulte.

Au-delà de la stricte mégalomanie ou d’une simple stratégie d’ascension mondaine, s’écarter du réel, n’est-ce pas là une dimension structurante de l’exercice biographique et des reconfigurations que poursuit la mémoire humaine, afin de produire un discours sur elle-même qui arrange sa sérénité? N’est-ce pas un problème majeur que la littérature française soit actuellement dominée par cette mode biographique, ou pseudo-biographique ? Cette invasion permanente du “Je” ne se donne-t-elle pas pour mission d’offrir au lecteur l’intimité d’une vie immédiate, d’instaurer une vérité factice à base d’autodépréciation de l’auteur et de manipulation du réel ?

Mais alors, si les lettres françaises sont à la fois dopées au mensonge et à cette nouvelle règle du “Je”, que penser, outre Edouard Louis, de tous les autres ? Des logorrhées de Yann Moix sur ses parents tortionnaires ? De Christine Angot, dont le père incestueux est devenu le fond de commerce ? Des déboires japonais d’Amélie Nothomb, réduite dans “Stupeurs et tremblements” au seppuku manifeste que constitue le poste de dame-pipi ? De Vanessa Springora et de son consentement, mis en lumière lors de cet épisode hallucinant où certains feignaient de découvrir que “Gab la rafale” n’avait pas seulement tiré des algériens mais des mineures ? Alors, tous biographes, tous menteurs, mythomanes et imposteurs ? Comprenez simplement que la réalité ne leur importe pas. Yann Moix n’a-t-il pas soutenu le 13 février 2010, à l’inénarrable émission “On n’est pas couché”, que “Tu décrètes ce qui est faux. Tu décrètes ce qu’est la réalité. Est-ce que la réalité existe?”?.

Pour ces adeptes d’une littérature soit disant authentique, la réalité, la vérité, l’exactitude, tout cela ne sont que des fadaises archaïques. La vérité médiatique se donne à celui qui gueule le plus fort, qui ment le mieux et qui sacrifie le réel sur l’autel de ses ambitions. Et ce sera là toujours la seule vérité de cette société dont l’inclusivité se restreint désormais à pousser des légions de nain.e.s à devenir, la bouche en cœur, les futur.e.s prince.sse.s de ce Monde.

Edouard Louis, petit prince de ce Monde (parmi d’autres)

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