« Ce néo-humanisme technocratique et convivialiste est en définitive, parfaitement logique. Il vérifie, d’une manière parfaite notre définition de la civilisation capitaliste : civilisation ludique et sensuelle = civilisation machinale. Alors que l’idéologie dominante a prétendu le contraire (…). C’est la structure même du capitalisme. Mais jamais dite, jamais avouée (sauf par le lapsus). Car c’est le lieu même de l’inconscient : interférence du procès de production et du procès de consommation (ce que la psychanalyse doit cacher). » Michel Clouscard. Le Capitalisme de la séduction. p. 242, Éditions sociales.
Dans une société où les places au soleil se font rares, la guerre fait rage, même au sein de la bourgeoisie qui allait jusqu’à présent son train de sénateur. Mais la crise fait rage, il vente aussi en milieu de cordée. La guerre est celle des pauvres contre les pauvres évidemment, puisque la division permet de mieux régner, fut-ce sur le chaos. Les ponctions énormes faites sur les richesses produites par le travail, au détriment des travailleurs, vident les caisses qui servaient à faire fonctionner les services essentiels à la nation. De bien portante, ou du moins moins malade qu’elle ne devrait l’être sous respirateur capitaliste, elle est devenue franchement malade avec l’encadrement des fonctionnaires de la République en moins.
Les fonctionnaires manquants sont en premier lieu ceux de l’éducation, du soin, de la justice, de la police et même comme semblent le découvrir nos énarques, ceux des douanes à l’heure où il serait malin de limiter les passages aux frontières pour cause d’épidémie. Les cours virtuels remplacent donc l’enseignement, comme les blocs de béton qui bloquent les routes remplacent avantageusement les douaniers. La bêtise et l’inculture de nos États Majors sont légendaires depuis la grande boucherie de 14-18, sans doute parce que nous avons oublié celle de 1870 malgré les écrits au vitriol de Darien. Savant dosage de mépris de classe, d’ignorance crasse de l’histoire comme processus, de dégoût pour la philosophie et l’économie réelle, cette bêtise et cette inculture n’en sont pas moins une vraie culture de classe, un véritable inconscient de classe. Et donc, au niveau individuel qui leur est si cher et qui coûte une blinde au travailleur qui lui est collectif, une vraie névrose – de classe aussi, bien évidemment. Et à la guerre, tout est permis, convention de Genève ou pas. Les armes biologiques comme la grosse Bertha. Les armes biologiques sont très prisées ces dernières décennies : moins coûteuses et moins voyantes car plus volatiles.
Les débiles qui accompagnent gaiement le Docteur Folamour ont fait de nombreuses émules – bêtise, inculture et donc névrose de classe obligent – qui cohabitent dorénavant avec les héritiers « modernisés »de ces névrosés traditionalistes, qui étaient formés à l’ancienne, « élevés à coup de trique » comme l’écrivait ce bon Karl en parlant des Hohenzollern. La guerre biologique couvre depuis d’autres terrains. A défaut d’une culture biologique réelle et en phase avec les progrès des sciences dites dures, la bourgeoisie adopte dorénavant un discours biologisant qui prétend moderniser à peu de frais intellectuels ses conceptions sur « la nature des choses ». Les choses en question étant sociales, elles ne relèvent en rien de la biologie et face aux travaux herculéens des marxistes, il a bien fallu s’adapter un peu, revisiter, rapiécer les vieux costards. Le tout « bio-logique » est donc venu recouvrir cette tradition de l’évidence d’un l’ordre social naturalisé. Dans ce monde, tout est bio, non plus luxe, calme et volupté mais connaissance de soi, détente et nature. La pulsion n’existe pas, le sexe n’est plus qu’une longue méditation sur soi-même.
Mais chassez le naturel, il revient encore et toujours au pas de l’oie. Le retour du même, à peine grimé. Jamais on n’aura autant entendu parler de cul, sous sa forme la plus pulsionnelle, la plus archaïque. Et chacun.es (inclusif parce que résolument tous égaux dans leur connerie) de « dévoiler » son traumatisme sur les ondes ou à qui veut bien l’entendre. Et comme les places sont chères et rares, Paris ne vaut plus une messe mais bien une histoire de fesses. On ne se distingue plus par ses mérites supposés (si tant est qu’une reconnaissance au mérite ait jamais existé ailleurs que dans le fantasme d’un âge d’or), ou par ses connaissances, par ses connivences, on se distingue dorénavant par l’énormité de son traumatisme. Le traumatisme sexuel, réel ou fantasmé, est très bien côté. Et il a un double avantage : éliminer les concurrents, éliminer les ascendants. Fini le temps des armes coûteuses, la guerre des places se « peopolise », à défaut de se politiser. A croire qu’ils ont trop lu Céline et cru sur parole sa saillie (ça s’imposait) à propos du cul comme la revanche des pauvres sur la bourgeoisie. La bourgeoisie veut tout pour elle et quand elle ne peut l’avoir, elle se la raconte. D’où le nom de droite décomplexée sans doute. Quant à ceux qui la singent, ils s’affairent autour des mêmes sujets pour faire les intéressants, avoir quelque chose à raconter pour entrer dans le sérail des confidents.
Pourtant, pour se décomplexer, il faut un jour avoir été complexe. Freud avait déjà tout expliqué sur le sujet. Comme l’avait griffonné ma grand-mère sur le « Que sais-je » qui traitait des théories viennoises, il voyait du sexe partout.Les puritains aussi en voient partout, et ne parlent que de ça. Ça s’appelle le retour du refoulé.Toute cette histoire serait drôle si elle ne faisait pas des dégâts collatéraux énormes. Mais, les dégâts collatéraux à la guerre, on s’en fout, on a dit que ça comptait pour du beurre. Seuls comptent les soldats en âge de porter les armes dans une nation en guerre. Et à l’image d’une fraction de la jeunesse qui s’engage dans les armées pour avoir une fonction et un grade dans nos sociétés sans avoir à faire l’effort de participer à la lutte pour une société meilleure, ceux qui veulent acquérir une place sous les sunlights sont prêts à tout. Pour être éclairés ou réchauffés par le feu des projecteurs médiatiques ou, si l’occasion se présente, commander à son parent : « ôte-toi de là que je m’y mette ».
Quelle meilleure occasion de rester maître du terrain que celle que nous fournit la distinction par le traumatisme sexuel tellement en phase avec l’air du temps ? Ben oui, l’air du temps c’est que les places sont rares et chères. Et la distinction, c’est pour reproduire du même, l’évidence sur laquelle Bourdieu a fait sa carrière. Bref, dézinguer pour avoir une place et la légitimer. Un genre de passeport sanitaire pour être autorisé à voyager avec les normopathes, dans la nef des fous. Enfin accepté dans la fratrie à défaut de fraterniser avec ses contemporains ! Il vaut mieux certainement une place fantasmée que pas de place du tout. D’où la fuite en avant, dans le fantasme, le déni sauvage de réalité. Tout, sauf admettre, comme Térence, que « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». L’ampleur de la crise économique explique également l’épidémie féroce de « victimisme » qui sévit. La solidarité en version caritative coûte quand même moins d’efforts que d’entreprendre une reconstruction laborieuse de notre histoire commune.
Mais qui sait ? Peut être qu’une défiscalisation sera proposée à chaque individu traumatisé par une histoire familiale réagencée de toutes pièces, indexée sur une échelle évaluant enfin à sa juste valeur fantasmagorique le préjudice subi. Y aura-t-il des cadeaux à gagner pour ceux qui ont fourni des excommunications de complaisance ? Des marques de confiance et d’encouragements aux dénonciateurs d’abus fantasmés et ravageurs en toute bonne foi, par empathie victimaire, ce nouveau sixième sens né dans le marigot du capitalisme avancé ? Au cas où on se rendrait compte qu’on s’est fait duper, on pourra toujours dire qu’on était pris dans le torrent des événements. Plus facile que d’admettre qu’on a une peur panique d’être rejeté par la bonne société dans laquelle on espère être définitivement admis dès lors qu’on a été mêlé de près ou de loin à une histoire d’abus sexuel. La peur de la tâche qui met définitivement au rencart les ambitions sociales. Forcément, si la guerre des places fait rage dans les rangs de la bourgeoisie, il n’y a pas de raisons que les pâles imitateurs qui espèrent « en être » ne se décident pas à adopter la mode du puritanisme putassier. Il paraît que ça rapporte…