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Ils vécurent heureux et eurent de nombreux enfants…

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Ils vécurent heureux et eurent de nombreux enfants…

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« Si les plumes font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage ». Max Ernst

« On peut, semble-t-il, nettement reconnaître que le narcissisme d’une personne déploie un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure de leur propre narcissisme et sont en quête de l’amour d’objet ; le charme de l’enfant repose en bonne partie sur son narcissisme, le fait qu’il se suffit à lui-même, son inaccessibilité ; de même le charme de certains animaux qui semblent ne pas se soucier de nous, comme les chats et les grands animaux de proie ; et même le grand criminel et l’humoriste forcent notre intérêt, lorsque la poésie nous les présente, par ce narcissisme conséquent qu’ils savent montrer en tenant à distance de leur moi tout ce qui les diminueraient. C’est comme si nous les envions pour l’état psychique bienheureux qu’ils maintiennent, pour une position libidinale inattaquable que nous avons nous-même abandonnée par la suite. » Freud, Pour introduire le narcissisme.

Clouscard écrivait deux choses qui m’ont beaucoup frappée : que « l’inconscient est structuré comme un marché », et que « la femme pourvoit à la gratification narcissique ». Deux assertions lapidaires qui font mal au cul et qui ont contribué sans doute, comme bon nombre de ses apparents raccourcis, à ce que ses adversaires balaient d’un revers de main agacé sa pensée encombrante. Le côté lapidaire n’y est pas pour rien. Ça frappe dur quand on prend le projectile dans l’œil fermé, celui là même qu’on croyait grand ouvert.

En y réfléchissant, il s’avère que sur le Marché, qui comprend bon nombre d’investissements libidinaux, les femmes sont lourdement handicapées. Et ce, même si par les temps qui courent elles préfèrent l’oublier et se laisser bercer par le chant lancinant des sirènes du capitalisme qui leur promet en vrac, la jeunesse éternelle, l’égalité salariale, la « parité », etc. Si on y ajoute que la première division du travail est sexuée, comme disait le vieux Karl, elles devraient plutôt être dépressives que la ramener, vu que le travail, ça use et que l’usure, c’est le vieillissement.

Bref, l’âge comme le surtravail abaissent drastiquement la plus value et donc la possibilité d’offrir une quelconque gratification narcissique une fois le programme d’obsolescence programmée entamé. Cela est évidemment valable pour les hommes comme pour les femmes mais, c’est une lapalissade, la plus value féminine s’amoindrit plus rapidement. Les rides et les cheveux blancs, sans parler du gras, diminuent la valeur de la marchandise dans nos sociétés qui carburent à l’apparence, la normopathie ou encore au mot d’ordre « à fond la forme ». Reliés objectivement à l’activité hormonale, les capacités productives féminines diminuent concomitamment à l’ensemble des sollicitations physico-chimiques qui les signalent : poitrine conquérante, velouté de la peau appétissant, fermeté de la fesse et autres atouts.

Évidemment, il reste le portefeuille qui parfois amortit la baisse tendancielle du taux de profit. Si la promesse d’un confort économique permet de transformer le « old » en « beautiful » comme l’a montré François de Negroni, le portefeuille n’est pas toujours garni, et la pression sociale est forte. C’est la femme qui pourvoit à la gratification narcissique, le jeune et bel homme ne pourvoit pas de la même façon à la vieillissante. Il peut éventuellement comme mignon, donner de la plus value à un homme vieillissant, de la même manière qu’une jeune femme pour une plus vieille qu’elle. Les canons dominants de l’homosexualité bourgeoise étant d’une banalité effarante puisque produits eux aussi par le bain économique et culturel commun, bouillon de culture libertaire dans une grande marmite libérale.

Pour expliquer les multiples ratés d’une union, quel que soit son régime juridique, on entend tout le temps chanter la même pauvre balade. Ce seraient les histoires de princesses dont on bercerait nos filles qui seraient à l’origine du décalage entre les attentes féminines et les impossibilités des hommes – quelles qu’elles soient – à les assouvir.

Ainsi, les femmes croyant au prince charmant, sont déçues et donc aigries par la confrontation avec le réel. Explication qui a également le mérite de rendre parfois compréhensif sur ce qui préside à leur vieillissement prématuré. Le prince charmant n’existe pas et c’est l’acceptation de cette (dure) réalité qui les conduiraient parfois à la sagesse et à une solitude sereine. Et chacun d’en rajouter sur les ravages de cette croyance crétine prétendument transmise de mère en fille qui expliquerait les irréductibles incompréhensions dans le couple, hétéronormé ou pas. La lutte contre les épouvantails sociétaux bat son plein, on milite dorénavant très sérieusement et à plein temps contre la fabrication et la vente des dînettes, cause de l’inégalité fondamentale entre les hommes et les femmes…

On oublie que les histoires de princesses racontent autre chose. Cendrillon, La princesse au petit pois (ou comme dans la version de Vincent Malone, au petit poids…) sont des apports exogames pour les cas désespérés de lignages arrivés en bout de gènes. Quand il y a trop de gènes, il n’y a pas de plaisir. Bref, les histoires de princesses de nos belles régions ne racontent pas que les filles sont bêtes parce qu’elles attendent le prince charmant, elles nous parlent de mariage de raison et des stratégies sociales qui y président. La reconduction de la lignée, l’immortalité acquise au travers de la procréation et donc l’union nécessaire entre les sexes fait partie intégrante des stratégies de classes, dominantes ou dominées. L’adoption – pour les couples homosexuels ou non – n’étant pas exclue des ces tambouilles, bien au contraire. L’ensemble de ces stratégies de classes, même inconscientes, n’en sont pas moins opérationnelles.

On oublie également dans cette histoire que nos grands-parents nous signifiaient par leur exemple que l’arrangement préside à l’union, que composer avec les imperfections de l’autre est une nécessité puisque le partenaire idéal n’est pas de ce monde. Entre deux histoires de princesse, ils nous ont montré que la relation se bâtit avec ce qu’elle trouve en chemin, le quotidien plus ou moins pénible, plus ou moins rigolo. Même si à regarder les couples que nous avions sous les yeux, d’aucuns se sont plus souvent demandé comment les bonnes femmes faisaient pour être rassurées par des hommes si peu sûrs d’eux que l’inverse, indépendamment de la relation qu’entretenait D’Artagnan avec Constance Bonacieux.

Caramba ! L’amour ne serait-il que le voile pudique qu’on jette sur ces histoires jugées obscènes ? L’amour inexplicable, mystérieux, vainqueur, rédempteur… La littérature nous a fourni des caisses de papiers sur le sujet. Et si Freud a fourni des années de travail pour expliquer ce qui sous tendait nos investissements libidinaux, Lacan, censé « fonder » à rebours du temps ce que Freud a découvert, a prestement refermé la boîte de Pandore en déclarant que l’amour était inexplicable. Cachez le résultat de ces arrangements de classe que nous ne saurions voir !

Si les humains vivent en société pour assurer la survie de l’espèce, c’est que l’enfant naît toujours prématuré. S’il nous reste une constante « naturelle », c’est bien celle-là. Et comme le raconte Patrick Tort en analysant les théories de Darwin, tout ce qui concourt à la préservation de cet éternel prématuré est sélectionné pour devenir composante des caractères transmis. Aussi le couple, l’unité complexe la plus petite de production et de reproduction au sein de la société, est toute une affaire. Et ce n’est pas en soi, obscène de le faire valoir. Elle procède toujours d’un arrangement, inconscient la plupart du temps, et ce, quelque soit la latitude concernée. Un arrangement qui a pour but, même s’il n’est pas toujours atteint, de fabriquer et d’éduquer ceux qui suivront, ceux qui nous remplaceront, ceux qui nous prolongeront. De pro créer. Pour soi, comme pour le monde, celui de tout le monde, celui de demain, etc. Cette « inconscience » n’exclut nullement l’affection, l’attachement, le soin, la bonne volonté, la surprise, l’émerveillement, la joie, comme elle n’exclut pas non plus l’angoisse, la peur, l’exaspération, les mauvais traitements, les maladresses ou les conneries en tout genre.

Ces arrangements inconscients ont donc tous à voir avec la production sociale, elle même fruit des rapports entre les forces productives.

Aussi, la solidarité de classe est une évidence dans les couples dont les deux protagonistes proviennent du même milieu. Les mariages entre nobles en sont la plus parfaite illustration. N’ayant pas un statut d’espèce menacée, leur but est l’alliance inconditionnelle pour le maintien de leur statut social et des prérogatives qui l’accompagnent. Chacun jouant sa ligne mélodique dans une partition orchestrée sur un mode classique, à quelques petites fioritures près, ce qui permet une transmission des règles de composition efficace même quand parfois leur modernité laisse à désirer. Maintenir la lignée est une injonction, un commandement. Celui qui s’y soustrait pour une raison ou une autre est un original ou un malade, ou les deux. Même l’originalité éventuelle s’intègre parfois avec plus ou moins de bonheur dans la dot, l’individu n’étant qu’une incarnation temporaire et temporelle du groupe d’appartenance. Quelle que soit la forme de cette incarnation, on remarque tout de même l’étonnante similitude des accoutrements en milieu tempéré qui permettent de distinguer du premier coup d’œil une bonne famille. Sa ribambelle d’enfants, chemisette-bermuda-chaussures bateau pour les garçons, jupe-chemisette-sandales pour les filles. Sans parler des couleurs. Tout respire le travail conjoint, c’est le cas de le dire. Qu’il existe des forces centrifuges qui visent à briser ces efforts est certain, le libéralisme est encore une fois un bain culturel commun dont le journal « Valeurs Actuelles » fait ses choux gras, même s’il n’attaque jamais les causes dont il maudit les effets.

On trouve également du côté des prolétaires des caractères qui transpirent (ce sont des prolétaires) le travail conjoint. La permanence de ces caractères sur plusieurs générations ne sont certes pas le produit d’une honnêteté constitutive, quoi qu’en pensent les tenants de la « common decency » qui nous rebattent les oreilles des vertus ontologiques supposées du pauvre-digne-et-solidaire, waterproof à toute corruption par essence. La noblesse ou la bourgeoisie n’a donc pas le monopole de la solidarité, y compris inter-générationnelle. Si l’absence de vouvoiement parental fait moins chic, il n’en est pas moins efficace à l’aune d’une vie. Le libéralisme le plus débridé effectue également consciencieusement son travail de sape, produisant à la pelle les « familles » dites monoparentales. Chacun s’échine à ramer, atomisé, anomique, jusqu’à épuisement, enfants compris. Le même libéralisme qui promeut des lois dites « bioéthiques » pour autoriser comme complément à la PMA pour tous, ses compléments commerciaux de vente d’ovocytes ou de sperme. Qui vendra « librement » ses ovocytes ou son sperme à qui ? La loi ne le précise pas, comme aucune loi sur l’adoption ne précise que ce sont les enfants de pauvres qui sont vendus pour assurer le bonheur des plus riches.

Les exemples restants de couples inoxydables, hors grande bourgeoisie ou noblesse, comme ceux des quelques familles paysannes ou ouvrières qui survivent encore, sont sans doute issus des groupes les plus résistants, mais ils n’en paraissent pas moins désormais de beaux fossiles d’une histoire culturelle révolue.

Nous restent les cas moyens, la moyenne montante, grossissante, la version diablement moderne de la famille, celle qui ne se reconnaît plus seulement à l’accoutrement mais aux bagages qui rentrent dans le monospace avec plafond vitré. Labrador (ou équivalent), trois ou quatre enfants, tablettes en tout genre, coiffures floutées, vêtements vintage ou Emmaüs…

Ces photos de familles illustrent, par exemple, l’alliance entre deux ascensions sociales parallèles. Se pose alors la question du « jusqu’où aller ensemble ? ». Tout dépend dans ce cas de ce qu’on fait miroiter à l’un ou à l’autre (séparément ou conjointement). Il n’y a qu’à voir le nombre de jeunes couples qui, en dépit de leurs « projets communs » séparent consciencieusement leurs avoirs et petites propriétés auprès des employés de banque. Non pas comme dans les familles bourgeoises, en séparant juridiquement le commun du personnel, mais en ne mettant en commun que le minimum. En cas de crash, chacun « récupère ses billes » illustrant brillamment au passage, dans la série des proverbes populaires à la con le « il vaut mieux prévenir que guérir ».

Deux injonctions conjointes président à ces unions : se maintenir ( jusqu’ici tout va bien) ; se hisser ( tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes). C’est entre autre de cette façon que les couches moyennes luttent pour garder le terrain « âprement gagné » depuis les trente glorieuses et leur fameuse « glorious revolution » de 68. Elles luttent avec force dictons dits de bon sens, héritage de leur racines populaires, ne leur déplaise… Amélie Poulain leur servant de guide spirituel et de référence esthétique. Singeant avec plus ou moins de bonheur les us et coutumes de la haute, ils se hissent conjointement. Parfois même jusqu’à avoir le fameux mal des montagnes, celui qui crée des problèmes d’oxygénation du cerveau en zone de dénivelé ardu.

Il existe aussi des cas mixtes : l’alliance entre celui qui monte et celui qui descend. Fréquente en ces périodes de remuements, de hoquets de l’histoire et d’exils divers. Comment se hisser en adoptant le bagage culturel de l’un, ou comment s’agripper en profitant de la protection économique de l’autre, ou inversement. Les lois de la pesanteur faisant le reste. L’appropriation de ce que l’autre apporte permet une petite accumulation primitive quand on n’a pas d’héritage sonnant et trébuchant. Et lorsqu’on s’approprie quelque chose dont on n’a pas hérité, on balance constamment entre le sentiment d’être en dette et l’envie de garder tout pour soi. On est alors tenté de considérer la construction commune fondée sur l’échange de bons procédés comme un bien personnel, parce qu’on le vaut bien, le baratin constant sur la singularité faisant partie dorénavant du kit libéral minimum. Il arrive donc souvent qu’une fois essoré, le partenaire n’ait plus de légitimité, voire même qu’il devienne encombrant du fait du rappel constant de ce que vous lui devez. La dette est toujours un peu blessante, narcissiquement parlant.

Bref, on se maque dans son milieu sauf quand on monte ou quand on descend, quand bien même on ferait dans l’exotisme. L’appartenance de classe est rivée à votre corps et ce n’est certes pas les temps modernes qui y changent quelque chose, notre modernité ayant juste un effet grossissant sur les zones de peuplement intermédiaires qui s’allient le plus souvent temporairement pour faire « contre mauvaise fortune, bon cœur » (autre proverbe à la con, pas toujours efficace).

Il reste pourtant, lorsqu’une relation s’arrête ou se distend, que l’explication la plus couramment retenue pour expliquer cette distance qui s’installe, est le sentiment de s’être trompé de partenaire. Avec en plus, l’impression tenace de s’être fait blousé. La rancune ou la rancœur permet souvent de digérer, grâce à la production de bile abondante, ce qu’on vit comme une trahison ou un abandon qui n’est pourtant qu’un énième cahot sur le chemin du succès pour certains, ou le signal lumineux qui indique la fin du programme essorage pour d’autres. Naissent alors des sentiments nébuleux, quasi incompréhensibles mais tellement partagés, qu’on ne s’en étonne plus. Si les témoignages concordent tant, c’est qu’il doit s’agir d’une loi naturelle, chacun ayant une chacune (ou chacun son chacun etc.). Donc, si le couple se désagrège, c’est que le cheval n’était pas le bon ou que le Désir-roi (ou tyran?) n’est plus au rendez-vous. Le désir-roi est d’ailleurs entièrement compatible chimiquement avec l’idée de la singularité. Quid de cette singularité lorsqu’on illustre si bien un pourcentage INSEE sur l’âge moyen des divorces ?

D’ailleurs, une fois l’aigreur passée et les reflux espacés, on a beau essayer de se souvenir des raisons qui ont présidées à la séparation, on n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Certains ont même été jusqu’à dire qu’il existait des jours où « Cupidon s’en fout » pour expliquer les liaisons malchanceuses. Cupidon ou Dieu, c’est un peu pareil, même si Georges Brassens essaye encore, même mort, de nous persuader du contraire.

La séparation n’a pourtant rien à voir avec le mérite des uns et des autres. Abandonner signifie laisser pour compte, au sens de laisser en partant, pour solde de tout compte. C’est donc une opération purement comptable. La relation amoureuse est devenue impossible à nourrir pour celui qui s’en va et il jette l’éponge, celle qui sert à celui qui reste à essuyer ses yeux. Souvent, celui qui part est dans la culpabilité quand bien même il a prétendu qu’il allait chercher des cigarettes. Mais comme il est dit dans une chanson populaire, heureusement, « sa douleur efface sa faute ». En tout cas, c’est souvent ce qu’il raconte à ceux qui lui demandent des nouvelles. Il n’est pas dans la rancune et n’a pas le sentiment d’avoir été trahi, il est le plus souvent à l’en croire, libéré d’un poids et retrouve enfin le chemin de la « vraie vie », tous les sites de bien être vous le diront. Je dis « il » car je ne pratique pas l’écriture inclusive mais il va de soi que ce « il » peut être un « elle », les femmes fument aussi.

On s’arrange donc comme on peut avec la vérité de ce qui fait la relation de couple. Or, les choix et les (petits) arrangements devraient sauter aux yeux de n’importe quel spectateur attentif. On sait tous que si on ne revient pas sur ce qui a présidé à la rupture les jours qui suivent, la vérité de ces choix sera ensevelie sous un tas d’explications secondaires : couches de mauvaise foi, définitivement (?) noyées. Il arrive donc souvent que quelques années après, on ne comprend plus très bien ce qui a conduit à la séparation. On peut la plupart du temps trouver une explication à posteriori, un principe intangible que l’autre n’aurait pas respecté mais, jamais toutes ces raisons ne suffisent finalement à expliquer alors pourquoi on y tenait tant, avant. La nostalgie, ce petit pincement, a même certainement à voir avec la perte d’un confort au sens anglais du terme, de la confiance qu’on donnait qui permettait de se sentir en sécurité. Et la sécurité est toujours sociale.

Non pas que cette confiance soit un état donné et permanent puisque c’est plutôt un pari constamment à renouveler. Mais voilà, une fois, on a hésité à parier dessus, voire on a préféré choisir la défiance, l’alternance, le renouveau, le nouveau départ et que sais-je encore. Plutôt qu’une tentative d’expliquer tel ou tel comportement par le réseau de fils complexes qui faisaient la relation, on a choisit de balayer ceux-ci pour y mettre à la place une bonne grosse explication bien crétine, une vérité qui rassure : il ou elle n’était pas fait pour moi, voilà tout.

Contrairement à l’opinion générale, la réassurance n’a rien à voir avec le confort réel, elle est plutôt du côté de la force qu’exercent les injonctions sociales, comme tout ce qui se love au creux du bon sens, de la simplification, de la réduction du discours sur le sujet, etc. « Le » modèle de relation confortable dans le milieu ou la culture dans lesquels on navigue correspond toujours à un schéma type. La réassurance est en cela l’inverse de l’intimité et du partage. Elle fige la relation par peur de la voir se transformer, évoluer, déborder. Elle préfère le fantasme sur lequel la relation est bâtie à l’après, incertain mais toujours surprenant si on s’en donne la peine. Et la peine fait partie de la relation.

L’injonction pour un couple est avant tout de produire, et produire c’est se reproduire. Selon sa classe sociale. On produit du même, c’est le secret de l’immortalité.

Lorsqu’on dérive d’une classe à une autre, lorsqu’on est en partance, on essaie de produire plus et mieux, ce qui n’est pas aisé quand on est occupés à pagayer pour arriver à l’autre rive. On ne peut pas tout faire en même temps. Éduquer, pagayer, s’installer sur la nouvelle plage envers et contre tout. Contre par exemple, les indigènes de l’île qui ne voient pas les nouveaux occupants d’un bon œil.

On peut ajouter à l’ensemble de ces déterminations qu’il est de notoriété publique, même si personne ne l’admet, que dans un couple, l’un des deux se fade souvent une double journée. Ça dépend de qui va gagner des ronds à l’extérieur, de qui est en fonction de représentation sociale de la famille. Et inversement, de qui ne le fait pas ou pas autant et donc prend en charge ce qui relève du maintien du cadre intérieur. Celui qui veille à l’alimentaire élémentaire qu’on doit aller

chercher à l’extérieur, doit pouvoir rentrer et se reposer pour repartir le lendemain. Le temps nécessaire pour le rassurer sur l’utilité de cet effort de maintien et de surveillance de lui même quand il va affronter le monde cruel du travail. Pas celui du hobby rémunérateur, du complément de salaire, non, le monde du travail organisé, codifié, qui permet à la famille d’avoir un statut par ricochet, une sécurité minimum pour payer les factures régulières et prévoir deux trois trucs en suivant.

Évidemment, les apports de la modernité aidant, dans un couple moderne des années 90, le couple ouvrier-employé type, l’ouvrier n’est pas forcément le mari. Ça pose quelques problèmes mais qui ne sont pas insolubles. Il suffit de ne pas se vexer de n’être pas considéré comme le musclé ou de ne pas se vexer de n’être pas l’employée. Il suffit de s’entendre sur la répartition et de s’en amuser.

Il reste que lorsqu’on est un couple très mixte, deux unités dérivant en sens inverse, on accoste rarement. Le radeau prend l’eau à chaque remous et la tentation est grande de sauter pour regagner l’un, sa rive natale, l’autre, le pays de cocagne rêvé. L’alliance ne peut être que temporaire si elle reste fondée sur l’appropriation d’une plus value culturelle nécessaire pour atteindre l’échelon supérieur, ou sur l’appropriation d’un statut économique stable. Une fois la mission effectuée, l’éducation des enfants terminée, le radeau de fortune prend souvent la flotte et on manque cruellement de motivation pour écoper. A moins qu’on ne sache précisément ce qui a présidé à cette association et que la camaraderie de fortune ait remplacé le fantasme. La fortune, divinité romaine de la chance, déesse des matrones romaines, de « fors » qui signifie « sort »…

Pourquoi manquer à ce point de motivation ? Justement parce l’inconscient est structuré comme un marché et que sur ce marché, la femme qui pourvoyait à la gratification narcissique a beaucoup perdu de sa plus value, malgré les agents adoucissants contenus dans les produits vaisselle. Si vous n’avez pas de culture de classe pour béquiller cette baisse drastique, ou si vous ne la récupérez pas à temps, vous restez démuni pour faire face à l’usure du fantasme. Ne vous reste alors que l’envie de courir au plus offrant pour rester présentable aux yeux du monde, à moins que vous ne préfériez dorénavant profiter seul de vos acquis, ceux que vous avez effectivement gagnés à la sueur de votre front comme ceux que vous avez adoptés en chemin avec votre moitié.

Aussi, pour peu que le résultat du travail conjoint d’éducation soit considéré comme un fiasco, pour peu que les promesses de lendemains meilleurs soient jugées désormais insuffisantes, pour peu que les marottes intellectuelles soient considérées au mieux comme d’ennuyeuses et répétitives furies, au pire comme des tentatives d’en imposer, l’unité productive devient peu à peu obsolète. Cette unité ne produit plus assez vite, ni mieux, au regard de la dégradation du montant du panier de la ménagère publié par l’INSEE ces cinquante dernières années. Ainsi, si la femme pourvoit à la gratification narcissique, avec l’âge, la concurrence d’autres bénéfices secondaires bien moins énergivores et bien plus simples à obtenir, font que cette gratification qu’elle apportait s’étiole. Elle n’est plus qu’une ménagère pénible qui râle et pleurniche. Rien de très excitant en somme. N’importe quel robot ménager ferait tout aussi bien l’affaire et ne demanderait rien en retour. Et vice versa, bien que l’homme ait, en plus de pourvoir à la gratification narcissique, d’autres fonctions plus obscures que les femmes rechignent à expliquer.

Pourtant, trouver « chaussure à son pied » permet de marcher, tout simplement, en société. Le côté pratique, confortable est essentiel quand on veut aller et venir, avec aisance. Les chaussures c’est important. Je me souviens qu’en visite en Roumanie, les passants en croisant mon visage avaient un doute quant à ma provenance, pour lever ce doute, ils regardaient mes chaussures. J’ai depuis compris que la chaussure peut être nationale mais qu’elle est surtout sociale. Cendrillon en sait quelque chose.

Pour finir, peut être qu’il serait temps de raconter d’autres contes pour nourrir le quotidien fastidieux des uns et des autres. Un conte politique qui raconterait qu’il y a du plaisir à n’être pas seul et qu’il est important de bricoler quelque chose, quelque soit le domaine de la bricole : sexuel, intellectuel, pratico-pratique. Bricoler à deux devrait être d’autant plus cocasse qu’on ne s’attend pas à être époustouflé. Aucune admiration, aucun fantasme de plus value ne venant entamer l’affection. On pourrait être « une femme (ou un homme) de pauvre » comme disent les Espagnols, c’est à dire être travailleur sans que ce soit une honte. Aimer travailler en compagnie, avec ses mains ou sa tête, ou même ses pieds. Évidemment, l’égalité de reconnaissance de l’utilité sociale n’est pas encore de mise. Il n’est pas toujours facile de supporter les femmes avec tête, parce que pour paraphraser la chanson de Brel, elles savent que Franco est tout à fait mort, et on a donc du mal à les gestapoter. Évidemment, le fantasme libidinal a encore de beaux jours devant lui sous sa forme crétine et infantile (ou l’inverse) puisqu’il est soutenu par une flopée de parvenus du libertinage arrivés enfin aux affaires. Mais, finalement, il se bricole lui aussi, en attendant les lendemains qui chantent, et tant pis pour ceux qui se rêvent Romantiques…
 

Mais voilà, quand on va travailler dans le vrai monde du travail, pas le travail qu’on choisit mais celui qu’on trouve et qu’on accepte, on est soumis à une forte pression sociale, à une normalité un peu harassante durant huit heures de suite, cinq jours par semaine. La norme sociale dans le travail n’est pas un petit poids, d’autant que là où on arrive pour travailler, on y rencontre ses congénères. Ceux de la même origine sociale que la sienne propre. En majorité. C’est un fait.

Quand on retrouve ses congénères et qu’on prend du galon à leurs côtés, on se retrouve plus d’une fois nez à nez avec les injonctions familiales et son refoulé de classe. Ça aussi, c’est un fait. Et ce fait, si on ne le voit pas quand il se présente, si on le considère comme s’il était une tâche, une honte et qu’on refuse de le cerner, il devient un boulet au bout d’une chaîne, de plus en plus pesant. Pour soi, quand bien même on fait mine de ne pas l’entendre rouler derrière soi. Et pour l’autre. Parce qu’il vous voit traîner ce truc lourd qui vous entrave. Parce que quand il vous dit « mais qu’est-ce que tu as, là, derrière toi ? », vous lui répondez invariablement « rien ». Vous pouvez le porter péniblement, en râlant, ou l’air de rien, en sifflotant, mais il se voit, il s’entend et il ralentit la promenade commune. Souvent même, il tape dans la cheville de celui qui chemine à côté. Et toujours vice versa, forcément.

Pourtant, pour accepter que l’autre vous aide à le porter, il suffirait de se rendre compte qu’il existe et qu’il est lourd. Et non, il n’est pas si sale. On peut le décrire, l’étudier, s’en moquer sans que la jambe qui le traîne en soit infectée ou plus handicapée. Mais on ne peut pas faire comme s’il n’était pas là. Espérer qu’il soit invisible, c’est considérer qu’on chemine à côté d’un aveugle ou d’une andouille.

Nous avons tous des boulets, en chapelets, en forme de poire ou de carré, peu importe. Mais nous optons tous pour une façon de les porter : en sautoir, planqués au fond du slip, dans l’ombre…

J’ose dire que ces boulets sont à étudier à la lumière du jour et à porter à deux, au strict minimum (syndical). On peut penser que le sien est festonné et qu’il nous va bien au teint mais c’est une erreur de jugement, il est au moins aussi lourd et disgracieux que celui des autres. Il s’agit d’abord de l’accepter comme héritage et de le connaître dans toutes ses manifestations. Et de comprendre que seuls le rire et le bricolage commun allègent sa charge. Évidemment, ceux qui ne veulent pas en entendre parler trouvent mes considérations sur les qualités et la nature des boulets de chacun déplacées, voire obscènes. Finalement, ils préféreraient cheminer avec une aveugle ou une andouille, ou les deux. Parfois, ils optent d’ailleurs pour cette solution, ce qui n’allège aucunement le poids de leur boulet, ils se le mettent sur le cœur.

Voilà le sujet de discorde qui reporte sans cesse aux calendes grecques l’institution de la camaraderie dans le couple, et qui fait que les arrangements divers du quotidien matrimonial au sens large s’en prennent plein la tête. On rigole moins, on bricole moins efficacement, et surtout on ne le fait plus à deux. La cocasserie qui allégeait le peu de quotidien qui vous reste à vivre ensemble, quand on lui a soustrait les huit heures par jours et les cinq jours par semaine, n’est plus si efficace.

Pour peu que le conjoint ouvrier vieillisse un peu plus vite parce qu’il se rouille des jointures et qu’il n’a plus la même infatigable énergie physique, le rire se fait encore plus rare. Ou pour peu que le conjoint employé soit pris de vertiges à chaque marche qu’il gravit dans l’échelle socio-professionnelle…

Longtemps on peut garder le réflexe de se coucher en souriant mais, de crise en crise, renouer le contact quand l’autre n’a plus en tête que de dormir pour donner le change au boulot – ou maquiller son boulet dès qu’il a cinq minutes de liberté – devient une épreuve olympique. Une épreuve olympique quand on se rouille des jointures ou quand on a des vertiges, c’est la mer à boire.

Il suffirait parfois d’un petit geste d’accueil ou de tendresse, mais ni la tendresse, ni la rigolade ne font plus partie du quotidien commun. Ils se sont absentés subrepticement parce que sans doute ils demandaient trop d’efforts pour être soutenus, le quotidien des travailleurs en soupe libérale devient de plus en plus coincé, comme le dénonçait Clouscard en 1980 entre « un temps de travail soumis aux cadences infernales, un temps de loisir plein à craquer » et « ce monstrueux cancer spatiotemporel : le temps de transport ». « On ne peut pas vivre trois vies en une ».

Dans un tel contexte, se faire aider à porter son boulet suppose que de temps à autre on porte celui du voisin et l’idée suffit à fatiguer. On a déjà tellement d’efforts à faire pour se porter soi-même. Qui dira le poids de la tête de Narcisse quand il se penche vers l’eau pour se rassurer ? Est-il égal au poids de la jambe estropiée de Vulcain lorsqu’il porte des charges trop lourdes ? Les discussions d’épiciers n’ont pas de fin, elles signent seulement la liquéfaction du projet commun dans la marmite libérale.

En tous cas, tous les prétextes sont bons pour se passer d’étudier sérieusement ces histoires

communes. Elles seraient intimes, et l’intimité ne se partage pas. Elles seraient personnelles, donc originales. Personne ne peut donc les régler à votre place, en parler autrement qu’en compatissant serait impossible et donc inutile. Parler des hommes quand on est une femme relève de la prétention, on ne parle pas des Juifs quand on est pas Juif, des Noirs quand on est blanc, etc. Ce qui valide et autorise dorénavant n’importe lequel de vos raisonnement est l’appartenance à une communauté ontologique réduite, avec caractéristiques fixistes et des déterminations postmodernes limitatives.

Le travail qui vous fait croire dur comme fer à une reconnaissance sociale serait-il plus prenant que le partage d’une vie ou qu’un travail qui paye mal. Parler ? Comprendre ? Voir ? Faire de l’entomologie ? Inutile de se fatiguer pour un truc qui ne vous rapporte que des emmerdements alors qu’on vous avait promis une vie de fantasmes, de plus value continue, d’ivresse des hauteurs. On peut juste de temps à autre se laisser aller à maltraiter, c’est pas péché, après tout on a le droit d’être énervé.

Tout ça n’est pas grave. C’est même d’une banalité à pleurer. On attendra que ça passe. Et puis on pourra toujours dire qu’on y est pas arrivé alors qu’on a essayé, pour répondre au choral général. Et puis l’échec, finalement ça fait aussi partie des injonctions parentales, de l’inconscient de classe. Et la lutte des classes… Ah non ! Ça ne va pas recommencer ! Tu nous emmerdes avec ton partage, sale communiste !

Bon alors, ça passera. Et tant pis pour le gâchis, il n’est pas encore certain qu’il faille le dédommager. Et tant pis pour le sourire aussi. Nous ne sommes plus à une génération perdue près.

Camarades Romantiques, faites vos jeux et continuez benoîtement à espérer rafler la mise. Mais si seulement vous pouviez cesser de nous bassiner avec votre « ineffable singularité », votre délire névrotique identitaire, votre narcissisme de pacotille, vos langueurs d’adolescentes prépubères, alors il se pourrait qu’on puisse enfin se mettre à travailler sur le sujet.

Ensemble.

Ils vécurent heureux et eurent de nombreux enfants…

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