Ci-gît les Jaunes aux pieds du sapin ?
“Il faut lui permettre la satire et la plainte : la haine renfermée est plus dangereuse que la haine ouverte.” Diderot.
“La satire contre les méchants n’a rien d’odieux ; elle est, aux yeux de tout homme sage, un hommage à la vertu.” Aristophane.
Il était une fois, il y a fort, fort longtemps, dans un pays fort, fort lointain, des petits elfes paisibles qui peuplaient un village de friandises. Le teint rayonnant de sucres rapides, ces jeunes créatures espiègles répondaient au doux nom de frangipaniens. En ces terres de disruption magique, ils vivaient une existence bien remplie, quoique paisible et sans Histoire, sous la gouverne de leur gentil chef à plumes, Ëmanuyel Mignon.
Seulement, il y avait un problème, et non des moindres, qui remplissait de tristesse le gentil cœur de Sa Frangipanerie [titre sous lequel les elfes s’accordaient à désigner leur guide suprême].
En effet, le Royaume de Frangipane était scindé en deux. Il y avait une Frange du bas, et une Frange du haut, et deux différentes classes de frangeais. L’une et l’autre avaient du mal à s’entendre sur la répartition du pain d’épices et des sucres d’orge.
Unie dans sa diversité, la Frange du Haut était habitée par des elfes et des lutins, les premiers supervisant les seconds. Dans cette Frange, en échange d’heures supplémentaires et de nuits blanches répétées, les elfes accordaient aux lutins en fin de carrière le droit de manager ceux d’en Bas, ce qui était une sacrée consécration, bien qu’elle ne leur soit accordée qu’au prix d’une vie de travail à distance télépathique.
Outre cela, la différence entre elfes et lutins se recensait essentiellement dans les différences de lits de leurs mansardes en boule de gommes : les lutins disposaient de couches moyennes, les elfes de couches supérieures (non moins capitales à leur repos !). Ces derniers, jouissant d’une éternelle beauté, se déplaçaient à dos de licornes à roulettes et communiquaient entre eux grâce à des papyrus en parchemin de cobalt. Ils séjournaient dans des villas en fraise et en nougats, cultivés par eux-mêmes, dans lesquelles ils se nourrissaient d’eau fraîche et de brioche Bio, confectionnée, là encore, par eux-mêmes.
Malheureusement, en aval de cette Frange qui sentait si bon le pain chaud et les croissants dorés, il gisait une drôle de fange. C’était la Frange du Bas, où erraient toutes sortes de trolls et de gnomes inquiétants. Ceux-là étaient tour à tour manutentionnaires, désœuvrés, suicidaires, délinquants ou (pire !) séditieux… Fondamentalement, la Frange du Bas était SALE, BOUEUSE et LABORIEUSE. Elle était en friche mais sans fric, sans chèque et sans chic. Drogués à la grenadine frelatée et aux bonbons industriels, les trolls perdaient leur vie à la gagner, en labourant, forant et puisant le sol d’une boue chocolatée. Celle-là, riche et somptueuse, était pompée par la Frange du Haut au moyen d’énormes tuyaux multicolores, et qui étaient pour elle ce que sont, pour nous, les veines du cœur.
Présidant ce décor d’une hauteur Élyséenne, Mignon contemplait toutefois ses laborieux sujets avec amertume. Il méditait sur le Tome VII de ses désormais fameuses “Correspondances écrites-par-moi-même”, rédigées avec Paul Ricoeur et Jürgen Habermas, en songeant à un problème épineux. Comment diable pouvait-il échouer à comprendre cette Frange du Bas ? N’était-il pas une lumière d’érudition parmi les lumières ? Comment une telle contradiction pouvait-elle subsister en dépit de ses douze doctorats, ses catalogues de décorations et sa beauté grecque ? [car, oui, Mignon était BEAU]. C’est que, tragiquement, l’excès de raffinement dans l’intelligence est, pour le souverain, une terrible faute professionnelle. Car cet excès l’éloigne du vulgaire sens commun, bassement matériel et productif.
En montant dans les tours élyséens, Mignon se palpait le menton avec un air grave, le bassin lové dans son fauteuil en arlequins. Il se mit à penser à haute voix, en fredonnant ses réflexions, guilleret et sautillant, entouré de sa cour et d’autres fidèles minions, sur un fond musical entraînant [de la lollipop-rock].
- Étrange ennemie que cette Frange là ! Car je suis contraint d’admettre que ce terrible adversaire se retrouve, et bien malgré moi, dans mon salon même !
- Dans votre salon ? lui demandait un minion la bouche pleine (de gâteaux).
- Eh oui! Il est partout même absent ! Rendez-vous compte que je suis vêtu par ses tisserands, chauffé par ses usines, nourri par ses laboureurs et défendu par ses enfants. Quelle violence ! Songe-t-on jamais assez à cette violation de l’intime que subit celui qui jouit du labeur d’autrui ? Invisible et vicieuse intrusion ! Sans l’ouvrage de ces trolls grouillants, pourrais-je seulement savourer mon Daim ? Une telle prouesse dialectique me laisse méditatif, et ces gens-là arracheraient mon respect si leurs rêves n’étaient autant édentés.
Alors qu’il mastiquait son chocolat sous les applaudissements et les “hourras !”de sa Cour, le Prince d’élus médita sur la chute de la civilisation occidentale. Mais ce fut à ce moment précis, interrompant le fil de ses pensées, que la fenêtre de la pièce s’entrouvrit brutalement sous ses yeux ébahis. En jaillit une jolie jeune créature faite de lierre, de feuilles, de branches et de lichen, et qui pénétrait agilement la pièce sur la pointe des pieds.
- Mais enfin !… Qui êtes-vous ?
- Je suis Gaïa, répondit l’inconnue.
- Mère Nature ! La Substance ! Vous-ici !
- Si je me permets cette entrevue avec si peu de protocole, mon Roi, c’est pour vous parler de souveraine à souverain, sans fard, sans masque et sans maquillage.
- C’est vrai que vous faites très naturel.
- Oh doux Roi, vous sortez de mon sein et pourtant, les vôtres me tuent. Je viens implorer votre pitié. Ici, en Frange du haut, vos achats sont frivoles et coûteux. Ils épuisent les gisements qui font le sel de la terre.
- Le sucre d’orge que nous suçons est pourtant libidinal, ludique et marginal !
- Et combien de détours nécessaires à cette folle accumulation ! N’avez vous pas entendu parler de la baisse tendancielle du taux de profiterole ? Les portes conteneurs de vos lutins et les exploitations de gisement de réglisse que vous gérez à travers le monde, sont non seulement criminels pour ceux de vos sujets qui s’y consacrent, mais dévastateur pour mon milieu ! Je vous en conjure, pensez aux vôtres et à ma personne, que nous puissions vivre en bonne intelligence, et de telle sorte que vous me commandiez en m’obéissant.
- Par Dieu… vous avez raison… quel fou ai-je été !
- Bien doux seigneur, bien.
- Comment ai-je pu laisser une telle situation s’envenimer !
- Oui doux seigneur, bien, continuez.
- Fou et aveugle!
- Nature et culture réconciliées, nous ferons de grandes choses !
- Fi donc ! Comment ai-je pu permettre à mes trolls de se livrer à une telle orgie de débauche et de consommation destructrice ?! L’imbécile !
- Oui nous…euh…quoi ?
- Mille remerciements pour cette leçon, chère Gaïa ! J’ai péché par prodigalité ! Je dois au plus vite empêcher ces grands enfants de vous détruire une seconde de plus !
- Ah mais c’est pas du tout ce que…
- Je vais les taxer ! Et à fond !! Les salaires, les pensions hop ! La rapine ou la mort ! Leur serrer la ceinture et restreindre cette débauche plébéienne avant qu’il ne soit trop tard !
- Oh ! mais eh…
- Je vais vous sauver Gaïa! Je vais vous sauver! La substance !! J’ai trouvé ma cause! Ma grande cause !
Et d’un geste d’une vigueur inouïe, Mignon, en sonnant le branle-bas de combat, referma d’un coup sec la fenêtre au museau de Gaïa, qui tomba 15 mètres plus bas en vociférant une longue série d’invectives que l’esprit de Noël nous interdit de retranscrire.
Désormais, Mignon voyait clairement l’enjeu, comme si un voile avait quitté ses yeux: des masses grouillantes de trolls pompaient la Substance. Il fallait réagir, et vite.
Il ne perdit pas un seul instant. Il mit au pas les gnomes cheminots, ces débauchés toujours prêt à dépenser un charbon de dingue dans les entreprises les plus farfelues. Il priva avec méthode les travailleurs de leurs sucettes statutaires et les précaires de leurs pains au lait. Pour parachever son œuvre, cerise sur le gâteau, il taxa généreusement le carburant de la liqueur rhum/framboise dont avaient le mauvais goût d’abuser les carrioles trolls.
Seulement, un hic. Confits d’égoïsme, ceux-là ne partageaient guère l’esprit de sacrifice de leur Président, quand bien même ces sacrifices étaient nécessaires à l’éternel retour sur investissement. Aux confins des gestes barrières, ils mirent des Gilets-jaunes et fluorescents, firent des barricades avec d’énormes pneus Oreo qu’ils enflammaient. Ils bloquèrent toute l’économie, et fermèrent les vannes multicolores. Mignon eut peur. Les siens aussi. Des légions de lutins gardes mobiles, illustres représentants des forces de l’écoute et du dialogue, déferlèrent sur la Frange du Bas. Ces lutins, armés de petites bouteilles de champagne, les fameux Lanceurs de Bouchons Durs (LBD), tentèrent tant bien que mal de maintenir l’ordre. Ils échouèrent dans un premier temps, même au prix de sévères cocards et de feux nourris de bouchons de liège. Une guerre de position se mettait en place dans l’enlisement, une Guerre des Mondes.
Qu’on se rassure, le happy-end succéda bientôt à la peur du Mignon. A force de leur matraquer la tête, de les incarcérer, les intimider, les insulter, les taper au portefeuille et les surveiller, les trolls à Gilets furent réduit à l’état de cendrillon. Ces cendres, Mignon eut la belle idée de s’en servir de terreau, sur lequel il planta un sapin à sa gloire, au bout duquel brillait l’étoile de la Start-up nation, sa bonne étoile de Berger capitaliste, ravi d’ensauvager son troupeau.
Et ainsi semblait s’achever notre histoire. Seulement, si vous l’osez les enfants, un soir, approchez vous du sapin. Vous entendrez comme un crépitement. Ci-gît le Jaune aux pieds du sapin. Certes. Mais comme une braise. Un feu endormi qui gagnera demain les sommets de la Frangipanerie, pour la faire sauter comme du pop-corn.
Avec les meilleurs voeux du Gros Rouge Qui Tâche