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Le processus civilisationnel à l’épreuve du capitalisme

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Le processus civilisationnel à l’épreuve du capitalisme

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Qu’est ce que le processus de civilisation et comment se concilie-t-il avec l’expression de la violence dans l’Histoire? La société présuppose-t-elle l’individu, ou l’individu la société? L’idée de “civilisation”, et donc d’êtres “civilisés” et “barbares”, est-elle euro-centrée? En outre, l’Etat n’existe t-il qu’à travers ses fonctions répressives, la civilisation s’effectuant malgré lui?

Ces questions brûlantes traversent l’extrême gauche altermondialiste et anticapitaliste, elles méritent d’être posées. A ce titre, Norbert Elias (1897-1990) est un auteur qui permet de bien aborder l’enjeu civilisationnel de l’Etat dans le processus historique.

En effet, Norbert Elias, historien et sociologue majeur de ce phénomène, est connu pour la finesse de son traitement des usages religieux, culturels et scientifiques d’une Nation, des comportements en société qui y sont autorisés et du savoir-vivre légitime qui y domine. Doit-on pour autant résumer son oeuvre à l’art de la table, à la manière de tousser, de cracher, d’empoigner sa fourchette et de s’essuyer les mains? Doit-on restreindre cet auteur à l’étude historique des traités de savoir-vivre, à l’analyse des interdits sociaux et des diverses contraintes que l’individu s’impose en société dans son rapport aux autres, ou l’enjeu historique est-il ailleurs, et bien plus profond?

Il nous faut pour élucider ce point faire un léger bond en arrière historique. Aux XIIème et XIIIème siècles, le Royaume de France subit une bascule décisive: cette période constitue le terrain d’études de Norbert Elias. La dynastie capétienne produit une oeuvre politique concrète décisive dans ces deux siècles d’histoires, d’abord à travers le règne de Philippe-Auguste de 1179 à 1223 (spectaculaire en terme de conquêtes territoriales), puis par le biais de Louis IX, son petit-fils, qui met fin à la première Guerre de cent ans, à la croisade des albigeois et constitue l’État monarchique chrétien le plus puissant de son temps. Malgré cette extension inédite des territoires royaux, l’Etat français demeure encore une monarchie féodale et l’édifice étatique n’est pas encore au terme de sa puissance juridico-politique. La force décentralisatrice de la féodalité sera ébranlée à partir du XVème siècle et particulièrement sous Louis XIV, dont le règne va prolonger cette ancienne tradition monarchique de production d’un cadre normatif qui commercialise de façon graduelle les relations sociales entre sujets et entre états. Car les flux et les échanges marchands enrichissent les grands seigneurs, mais également les groupes bourgeois des villes adjacentes aux domaines féodaux, dont la démographie et les finances sont en expansion. Dans ce cadre, les relations entre la bourgeoisie et la noblesse sont schizophréniques, entre interdépendance objective et rivalités intersubjectives, des rapports ambigus sur lesquels Elias s’attarde de façon passionnante dans La Civilisation des Moeurs, notamment en établissant un portrait comparatif, sur ce point, entre l’Allemagne et la France. Mais pour rester sur le cas français, et ne pas trop se perdre en digressions, Norbert Elias démontre comment Louis XIV neutralise ses féodaux par la société de cour, donc en gardant des rivaux potentiels auprès de lui qu’il neutralise sous le poids d’une étiquette contraignante. La société de cour neutralise la noblesse d’épée et entraîne un processus de curialisation: les pratiques de la cour s’étendent par la suite à la société toute entière par mimétisme (phénomène que l’on retrouve pastiché de façon amusante dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière), avec des répercussions internationales, la cour de Versailles fascinant les autres monarchies européennes. Mais au-delà de la cour, la possibilité pour des roturiers d’acheter des titres nobiliaires a joué un rôle historique stratégique. Louis XIV va pousser à son terme la logique de la vénalité des charges, initiée dès Louis XI en 1467. En effet, la noblesse du temps de Louis XIV s’hybride avec la riche bourgeoisie roturière, des héritières titrées pouvant désormais épouser de riches roturiers qui peuvent ainsi récupérer des terres par le biais d’un anoblissement (qu’il n’était pas difficile d’obtenir dans la magistrature ou au terme de charges municipales, à la condition de payer des droits pécuniaires qui venaient alimenter les caisses du trésor royal). Norbert Elias n’est pas le seul à le constater car en 1882, déjà, Alfred Maury analysait la manière dont la vénalité des charges constituait à la fois un moyen d’ascension sociale pour la bourgeoisie et une pérennisation sur le long terme du contrôle monarchique sur le développement de la société civile marchande: “En 1706, Louis XIVe confirma au prévôt des marchands et aux échevins de Paris le privilège de noblesse que leur avaient déjà accordé Charles V, Charles VI et Henri III ; en juin 1716, le régent renouvelait cette confirmation. Chaque fois, le prévôt et les échevins durent financer. On procéda de même pour les privilèges de noblesse attachés à diverses charges de judicature. On ne s’en tint pas à ces anoblissemens intéressés et qu’on pourrait appeler fiscaux. La vénalité alla souvent plus loin, et le gouvernement royal vendit quelquefois directement des lettres de noblesse, et cela dès le XVIe siècle”. Nous sommes ici bien loin de l’antique morale du poète Juvénal, pour qui “ Nobilitas sola est atque unica virtus” (la vertu est la seule et unique noblesse). Car, au fur et à mesure où ce processus s’est poursuivi, le pouvoir a lentement et irrémédiablement glissé de l’aristocratie vers la bourgeoisie, c’est à dire de la propriété immobilière, paysanne et terrienne à la propriété mobilière, industrielle et financière.

Louis XIV ne pouvait revendiquer l’absoluité de son pouvoir que dans la mesure où ceux des groupes aristocratiques déclinants et bourgeois ascendants s’égalisaient.

Dans cette perspective, nous dit Elias dans Le Processus de Civilisation,“Une des préconditions structurelles pour le pouvoir absolu d’un prince ou d’un monarque était qu’aucun des « états », qu’aucun groupe en leur sein ne puisse conquérir une primauté. Les représentants de l’autorité centrale absolue devaient par conséquent être sans cesse en alerte pour s’assurer que cet équilibre instable se maintienne au sein de leur territoire. Que l’équilibre se rompe, qu’un groupe ou une classe devienne trop puissante, ou que les groupes de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie s’allient, même temporairement, et la suprématie du pouvoir central se trouvait sérieusement menacée ou – comme en Angleterre – renversée”. Dans ce cas, en bien des aspects, la gestion républicaine parachève l’oeuvre centralisatrice de la monarchie. L’Histoire de France pourrait se résumer à un développement sur la très longue durée d’un état protecteur et puissant face à la double pression de la féodalité et des coteries bourgeoises de la société civile. Ce développement ne fut pas linéaire, et ne se fit pas sans échecs, ni reculs, nous avertit Norbert Elias. Seulement, il est à souligner une exception française notable que le sociologue marxiste Michel Clouscard avait également relevé dans Métamorphoses de la lutte des classes (thèse 48, page 83): “C’est l’Etat qui a fait la nation française. C’est l’appareil d’état qui a imposé l’identité française. Ce sont les services (de cet appareil d’état) qui ont façonné notre tradition. “Quarante rois de France pour faire la République” et cinq républiques pour accomplir l’état actuel de la fonction publique”.

Comme Elias, Clouscard met l’accent sur la fonction civilisatrice de la centralisation de la fonction publique dans le domaine infrastructurel, mais également dans le développement de la subjectivité, des moeurs et de la sentimentalité. Sans produire un climat social absolument paisible, l’absolutisme monarchique a eu tendance à libérer ses sujets du poids anxiogène des brigandages, de l’insécurité et des raids entre féodaux, tout comme elle a rendu caduc l’exercice de la violence et de la mise à mort comme unique mode de résolution des conflits.

Toutefois, on pourrait objecter à la théorie d’Elias les morts de la révolution française, ceux de l’ère napoléonienne, de la Commune et du siècle des révolutions, sans même nommer les horreurs commises au cours des deux conflits mondiaux du XXème siècle. Aussi, notre modernité consiste-t-elle vraiment en une pacification des moeurs et une maîtrise étatique pacificatrice de la violence? Quid des Balkans? Du Rwanda? Des deux guerres du Golfe? De l’Afghanistan? De l’Irak? De la Lybie? Ou même du conflit Syrien? Et, à l’intérieur même des états, quid du terrorisme? Des mafias? Des voyoucraties brutales? Des violences policières? Que penser également des luttes des classes qui traversent les Etats, parfois avec une intensité d’une violence inédite, comme en France lors des grèves de 1948, du 1968 ouvrier ou des Gilets-Jaunes? Aussi, le licenciement abusif, la délocalisation, le chômage de longue durée et les douloureux déboires qu’ils suscitent ne sont-ils pas une autre forme de violence pernicieuse qui se manifeste à l’intérieur même du processus de civilisation, pour créer un état économique de guerre de tous contre tous?

L’objection est sérieuse, et mérite qu’on s’y arrête. Lorsque Elias défend sa théorie de la civilisation, ce n’est jamais en tant que long fleuve tranquille. Celle-ci est le résultat d’un processus qui n’est nullement un acquis irréversible, mais une conquête fragile et précieuse, qui dépend de lourds et patients sacrifices (un marxiste parlerait à ce sujet de la dette que les civilisations modernes “pacifiées” doivent à l’accumulation primitive, ce processus archaïque fait de rapines et de violences physiques immédiates afin de constituer un capital). Le processus de civilisation est donc susceptible de subir des régressions, ou d’être la proie d’en-sauvagements nouveaux, inattendus et nombreux. Ainsi, notre sociologue allemand écrit que: “Le blindage de comportements civilisés s’effriterait très rapidement si, via un changement de société, le degré d’insécurité qui existait autrefois devait à nouveau peser sur nous, et si le danger devenait aussi imprévisible qu’il l’était jadis. Les peurs correspondantes ne tarderaient pas à faire exploser les limites qui les contiennent aujourd’hui”.

Résumons. Qu’il le veuille ou non, Elias a en commun avec Hobbes et Hegel de comprendre la finalité qui se joue à l’intérieur de l’Etat, dans l’antagonisme à l’oeuvre entre sa constitution, d’une part, et les coteries féodales et bourgeoises, d’autre part. Il s’agit d’un processus interne de pacification qui repose non seulement sur un monopole des moyens d’exercer des violences légitimes, mais qui allonge les chaînes d’interdépendances entre individus, et étend à travers un langage unifié et une mémoire collective partagée, la sphère où se joue un début de reconnaissance mutuelle. A ce titre, Hegel écrivait ainsi en 1804, dans sa Première philosophie de l’esprit que : “Le besoin et le travail, élevés à cette universalité par la division du travail, forment ainsi pour soi dans un grand peuple un immense système de communauté et de dépendance réciproque, une vie du mort qui, dans son mouvement, s’agite de manière aveugle et élémentaire et qui, tel un animal sauvage, a besoin d’être constamment et sévèrement dompté et maîtrisé”. On peut voir, ici, quelle postérité aura un tel développement dans l’oeuvre de Marx. Le matérialiste anglais Hobbes, quant à lui, quelques siècles plus tôt, après avoir identifié une apparente « inclination générale de toute l’humanité » dans « un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort », ne justifie le principe gouvernemental que sur sa capacité à produire un surmoi collectif national de contraintes et d’auto-contraintes: “dans l’ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences, la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l’amitié”.

On comprend mieux comment Hobbes, Hegel et Elias sont des auteurs qui permettent d’étoffer et d’affiner notre appréhension de l’Etat. Peut-être ont-ils cependant manqué, chacun pour des raisons biographiques, historiques et philosophiques divergentes, la contradiction dialectique que le mode de production capitaliste porte à l’intérieur même de ce processus de pacification, et l’ensauvagement prédateur qu’il nourrit à l’intérieur de l’Etat comme à l’extérieur de lui. D’ailleurs, le sociologue marxiste Michel Clouscard à l’ouverture de son livre La Bête Sauvage, et sur ce sujet précis, proposait un ambitieux programme de recherche historico-sociologique: “Reconstituer l’histoire de France, sera donc étudier par quelle stratégie le capitalisme a produit la société civile, ce que Hegel appelait « la Bête Sauvage »: une société qui n’est plus qu’un marché (un marché « libre », bien entendu)”. La construction du socialisme est-elle à entendre, en dehors de ce programme de recherche, comme une conclusion nécessaire du procès de civilisation, afin qu’il ne s’invalide pas dans son mouvement? Au terme du processus de civilisation, communisme ou barbarie?

  • Norbert Elias: Sur le Processus de Civilisation (1939) La Civilisation des moeurs (1973), La Dynamique de l’Occident (1975), La Société de Cour (1974).
  • Lilian Truchon : Hobbes et la nature de l’Etat : Matière et dialectique de la souveraineté (2018)

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