
« (…) je me demande si on n’est pas avec la question de la race et du racisme quasiment dans la même situation qu’avec les maladies infantiles, il faut les avoir pour essayer de les dépasser, c’est à dire pour s’en débarrasser il faut le faire. Et donc on serait quasiment en situation (…) à racialiser de façon très, très forte le discours sur la société française à concevoir l’existence de groupes en découplant les signifiants (…), de ne pas parler de la race, de la couleur ou d’autres caractéristiques, c’est d’en parler mais de les découpler des registres de signification et de hiérarchie auxquels ils sont associés historiquement et auxquels ils sont associés encore aujourd’hui (…). »
Propos tenus par Patrick Simon à l’université d’Automne 2015 de la Ligue des Droits de l’Homme, « Racisme, singulier ou pluriel ? », le 28 novembre 2015 précisément (Propos disponibles sur la vidéo ci-dessous, à 19 :39 de la vidéo-conférence).
La drôle de guerre qui consiste à racialiser le discours sur la société française est le projet malsain auquel s’adonnent de plus en plus d’universitaires en sciences sociales, et depuis près d’une vingtaine d’années à présent. Le débat sur les « statistiques ethniques »s’inscrit notamment dans ce mouvement identitaire, parmi ces enjeux qui tiennent au moins annuellement, selon les crises et les agendas du moment, le haut du pavé des éternels sujets à traiter avec des accents faussement inquiets et impliqués.
Dans cet article, on essaiera de décortiquer les biais qui parasitent ce genre de débats. Pour ce faire, on s’intéressera particulièrement aux travaux de Patrick Simon, Chercheur à l’INED (Institut National d’Études Démographiques), et qui est l’un des militants les plus acharnés et exemplaires de cette inoculation du mot « race » dans l’espace public.
Sur cette base, il s’agira de décortiquer dans quelle mesure une part grandissante de l’intelligentsia française et des intellectuels bourgeois se met, depuis quelques années, au service d’un progressisme nouveau, et d’une bien étrange facture (on peut à ce titre noter, dans la citation d’ouverture, le curieux emprunt de Patrick Simon a un vocabulaire d’origine médicale pour traiter une thématique essentiellement sociale.).
Selon lui, comme selon bien d’autres, cette « inoculation » serait suffisamment innocente et utile pour valoir la peine d’être tentée. En effet, Patrick Simon semble convaincu que le « public » ne peut pas réceptionner autrement ces signifiants raciaux que selon ses propres termes, apparemment découplés du racisme biologique classique. Voilà qui nous paraît dangereux. En effet, il est douteux que l’on puisse choisir selon ses propres termes la façon dont un mot est perçu et reçu par le public. L’imaginaire d’une société n’est jamais vierge d’histoire. S’aventurer dans les passions identitaires amène donc fatalement à nager en eaux troubles.
Sur un enjeu aussi complexe et épineux, quelques éléments sont à poser pour donner un cadre à cette présentation. Etant donné l’existence de dérogations importantes à l’article 8 de la loi « Informatique et Libertés » de 1978 (une loi qui a subi huit modifications de 1988 à 2004) et d’outils permettant d’ores et déjà la liberté des chercheurs dans leurs investigations en matière de luttes contre les discriminations raciales, bon nombre des polémiques qui portent sur les « statistiques ethniques » sont sans doute mal posées. En effet, il est difficile de dire que certains seraient « pour » ou « contre » les statistiques ethniques, car si le fichage ethnique de masse est interdit en France, les statistiques ethniques, dont Laure Pitti a démontré l’histoire ancienne et les origines coloniales, sont possibles et pratiquées dans le cadre défini par la loi : elles existent donc. C’est une première vérité importante à mentionner, car elle rebat les cartes de bon nombres de polémiques oiseuses sur le sujet, surtout en France.
En préambule, il nous importe également de renvoyer le lecteur à cet article de Pitti, mentionnée plus tôt, et intitulé : « Quand l’histoire éclaire les dessous de la discrimination positive » (Plein Droit n°68 avril 2006). Celui-ci aborde le sujet oublié d’une discrimination ethnique effectuée sur des nord-africains dans l’après-guerre, sur fond de gestion capitaliste de l’immigration. On peut citer ce passage de son article pour illustrer le débat qui nous concerne :
« (…)la différenciation coloniale était de mise à l’époque, érigée en système de gestion dans le monde du travail au-delà de la seule entreprise Renault et, au-delà du monde du travail, dans tous les aspects de l’administration de cette population coloniale (…). Le ministère du travail, par une circulaire de janvier 1949, n’enjoignait-il pas les entreprises de plus de cinq cents salariés à comptabiliser leur personnel en distinguant les « Français », les « étrangers » et les… « Nord-Africains » ? Preuve que ces derniers n’étaient pas, de fait, considérés à l’époque comme des citoyens français en métropole – ce qu’ils étaient pourtant de droit depuis 1947. Soit dit en passant, que ces mesures statistiques soient allées de pair avec des dispositifs de gestion différenciée à l’endroit des « Nord-Africains » incite vivement à réfléchir sur les effets pratiques de l’usage de catégories ethniques dans la mesure des populations. ».
La statistique ethnique est donc avant tout un outil capitaliste, presque l’outil capitaliste par excellence.
On ne peut encore que renvoyer à ce sujet aux travaux de Laure Pitti sur la gestion différenciée de la main-d’œuvre, notamment « Quand l’histoire éclaire les dessous de la discrimination positive » (« Plein droit » n° 68, avril 2006) où, en partant du cas des usines Renault, elle montre comment, en 1954 : « (…) l’entreprise alors nationalisée produisait et diffusait un document interne, Le problème « nord-africain » à la Régie nationale des usines Renault, dans lequel elle préconisait la mise en place de dispositifs d’encadrement et d’aide sociale « spécialement dévolus aux Nord-Africains ». Lesquels, rappelons-le, étaient alors juridiquement français – protégés français pour ceux qui venaient du Maroc et de la Tunisie, sujets français pour ceux, alors majoritaires à Renault, qui arrivaient d’Algérie. Un arrêté du ministère du travail rappelait, en 1949, que ces derniers étaient part intégrante de la main-d’œuvre nationale et leur embauche était jugée prioritaire sur celle de la main-d’œuvre étrangère. De tels dispositifs ne visaient donc pas à aider « les salariés d’origine étrangère » mais bel et bien les « Français musulmans d’Algérie » selon la dénomination institutionnelle de l’époque, alors communément appelés « Nord-Africains » lorsqu’ils vivaient et travaillaient en métropole. ».
Ceci étant rappelé, il peut être maintenant utile à notre discussion d’expliciter, dans un premier temps, les postulats politiques de Patrick Simon. En effet, il nous semble certain que les polémiques qui concernent ce sujet portent moins sur le mode opératoire de la collecte de données que sur le modèle politique d’intégration des immigrés que l’on propose. Il s’agit souvent moins d’une querelle épistémologique ou empirique que d’une profonde controverse politique et normative, qui souvent ne s’assume pas. Assumons-la donc.
Entre autres postulats de départ importants, notre article prétend donc que la discussion sur les statistiques ethniques n’est pas une querelle strictement quantitative et scientifique mais qu’elle est aussi, et peut-être essentiellement, une querelle de principes, de philosophie politique, de représentations individuelles et collectives. Celle-ci porte notamment sur les moyens et les fins que la souveraineté populaire doit assigner à l’action politique. En outre, dès lors qu’il y a un traitement médiatique et institutionnel des statistiques ethniques, elles investissent le champ de la philosophie politique.
Patrick Simon, à ce titre, est pétri de principes normatifs qui tiennent de l’opinion personnelle. Il faut donc bien souligner que celle-ci, tout aussi respectable qu’elle soit, n’a rien de scientifique. Ainsi, ce chercheur considère que l’immigré qui s’assimile en France et acquiert la citoyenneté française disparaît, que l’ensemble territorial que l’on désigne par le terme « France » n’existe pas autrement que sur le mode d’une narration imposée et commune, d’une fiction auto-réalisatrice, et que la réalité intercommunautaire et sociétale de la France constitue une base incontournable pour l’analyse scientifique et les projets pratiques qui peuvent en être déduits.
C’est ce qu’il résume lui-même dans le numéro 9 de « Les après-midi de Profession Banlieue » du 23 octobre 2007 : « Quel est donc le modèle d’intégration français ? Les immigrés arrivent sur le sol français (ils ne font pas trop de bruit si possible) et, petit à petit, ils changent. C’est-à-dire qu’ils se transforment, s’adaptent, acquièrent la langue, les pratiques de leur terre d’accueil, puis ils disparaissent : ils sont assimilés et acquièrent la nationalité française. ». Toujours dans ce même numéro 9, il ajoute : « D’abord parce que cet ensemble qui s’appelle la France n’existe pas, il n’est que théorique : que de différences entre Saint-Denis et Neuilly-sur-Seine, Marseille, Toulouse ou Lille ! Les environnements, les normes, les pratiques sociales… ».
Ce faisant, Patrick Simon semble défendre l’idée que le Politique a désormais vocation à régir une multitude intersubjective éclatée en multiples catégorisations distinctes les unes des autres, qu’un espace public ethnicisé constitue la vérité définitive du Politique.
Il se détache ainsi brutalement de l’histoire politique du républicanisme social, pour lequel le contrat social n’est pas la réunion d’une somme humaine ou de fragments identitaires particuliers. Ceci n’est pas un jugement de valeur, mais une tentative de compréhension de son logiciel caché. En effet, dans la pensée républicaine classique, l’espace civique est garanti par l’Etat, et il est au contraire cette conquête historique permettant le dépassement de la question identitaire par le biais d’institutions intégratrices (qui sont elles-mêmes le produit d’une histoire, celle des luttes politiques qui les ont constituées à travers l’obtention de droits sociaux, syndicaux, etc.).
Ces quelques rappels faits, il peut être utile de se pencher sur cette notion « d’ethnie » et sur son sens. Certains chercheurs à l’INED, Hervé Le Bras notamment, considèrent que la mise en avant de cette notion dans le domaine des statistiques peut contribuer à accompagner la racialisation et l’ethnicisation du débat sur la société française et que, ainsi conceptualisé, le retour à l’ethnie constituerait une formidable régression. En effet, « l’ethnicité » ferait redescendre l’Etat-nation à l’échelle de « l’ethnos », la nationalité à l’échelle de l’« ethnikismos », dans une indistinction qui prendrait le risque de remettre dans un même ensemble l’ethnicité, la nationalité et l’appartenance réelle ou supposée à une communauté fondée sur des critères ethno-raciaux (le terme « ethnie » n’ayant pas le même sens en fonction que l’on parle d’identité ethnique, de l’ethnie en tant que substitut euphémique au terme « racial », de l’ethnie comme revendication et expression identitaire, ou de l’ethnie comme trace de la nationalité d’origine.).
Pour rappel, dans « Les groupes ethniques et leurs frontières », l’anthropologue Frédrik Barth définit ainsi l’ethnie : « Une population qui : 1) se perpétue biologiquement dans une large mesure ; 2) a en commun des valeurs culturelles fondamentales, réalisées dans des formes culturelles ayant une unité manifeste ; 3) constitue un espace de communication et d’interaction ; 4) est composée d’un ensemble de membres qui s’identifient et sont identifiés par les autres comme constituant une catégorie que l’on peut distinguer des autres catégories de même ordre ».
On peut alors noter, afin d’achever de fixer le décor idéologique général de cet article, la perte de vitesse traversée, dans la gauche française, par un autre projet de lutte contre les discriminations que celui revendiqué par Patrick Simon. En effet, une autre gauche, manifestement révolue, s’est longtemps fondée sur la perspective d’une République sociale, jaurésienne, soucieuse de l’égalité réelle et non simplement formelle, cherchant à réunir les conditions d’une architecture civique égalitaire. Celle-ci, idéalement, se fixait pour but de permettre la pleine réalisation de l’individu, quand il lui est permis de s’extirper de son enclosure identitaire première (qu’elle soit ethnique ou sociale), et partager une solidarité de combat et d’existence avec ses concitoyens. Elle se résume synthétiquement dans cet extrait de discours de Jean Jaurès, prononcé à l’assemblée nationale le 21 novembre 1893 :
« Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois. (…) Mais, au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est, dans l’ordre économique, réduit à une sorte de servage. Et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. C’est la République qui est le grand meneur : traduisez-la donc devant vos gendarmes !». [http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-moments-d-eloquence/jean-jaures-21-novembre-1893 ]
Jaurès expose ici parfaitement cet idéal, dont il incarne toutes les contradictions, en même temps qu’il met le doigt sur cette tension fondamentale qui le ronge de l’intérieur, dans le duel inconciliable entre le couronnement d’une souveraineté politique populaire et la perpétuation de l’esclavage salarial. Cet extrait à l’esprit, on ne peut que constater, avec un mélange de consternation et d’effroi, toute l’ampleur du recul qu’a rencontré le discours de classe de la gauche parlementaire et politique en France, en un peu plus d’un siècle.
Pour revenir donc à Patrick Simon, symptomatique de cette nouvelle “gauche”, il s’agit d’un chercheur obnubilé par le fait de savoir s’il serait possible de produire un vocabulaire ethnique indépendant des préjugés raciaux qui le nourrissent et de se débarrasser, en même temps, des racismes en rejetant la notion de « race » qui les fondent (si on accepte l’idée de présupposer ce chercheur de bonne foi).
Surtout, Patrick Simon s’interroge tout particulièrement sur la place qu’occupent les statistiques ethniques dans ce dilemme, sur leur capacité à résoudre ce problème : lutter contre les discriminations implique-t-il forcément la mesure des discriminations raciales ?
Les fondements argumentatifs d’un certain type de discours « ethnicisant » en sciences sociales
Sans doute faut-il commencer par poser quelques définitions en rappelant qu’on ne peut réduire les discriminations aux stigmatisations, aux inégalités ou au racisme. Il existe plusieurs types de discriminations en dépit d’une définition juridique de cette pratique sociale comme étant l’acte par lequel on traite, non pas simplement différemment, mais défavorablement une ou plusieurs personnes en fonction de caractères prohibés par la loi (que ces caractères appartiennent réellement ou supposément à la personne discriminée, que la discrimination s’exécute d’une façon franche ou avec une apparente neutralité, qu’il s’agisse de discriminations directes ou indirectes, volontaires ou involontaires, intentionnelles ou non, systémiques ou non).
Une fois ceci à l’esprit, on peut commencer à cerner l’approche qu’a Patrick Simon de “l’ethnie”. Cette approche, il la fonde sur le retour de la « race » dans l’espace public, dans la mesure où il conçoit cet enjeu « racial » en tant que catégorie socialement construite par des représentations collectives, toute catégorie étant le fruit d’une construction sociale, et seule la méthode à l’origine de cette construction étant susceptible d’être débattue. Face à cette racialisation du Politique, la mesure des discriminations raciales à l’aide de statistiques ethniques ne remettrait en question, selon lui, qu’en apparence le projet Républicain, égalitaire et universaliste. Comme il le soutient, c’est en disposant de données et de ressources numériques sur la « question raciale » qu’on peut mesurer et identifier, concrètement, les conséquences d’une politique publique centrée sur la lutte contre les discriminations fondées, directement ou indirectement, sur des préjugés raciaux.
Pour citer Patrick Simon, celui-ci résume ainsi ses convictions:
« Les différenciations sur des base ethniques et raciales contredisent en apparence les visées du modèle français, égalitaire et universaliste. Mais leur prise en compte peut concourir à la lutte contre les inégalités et constituer un préalable à la réalisation de l’universalité. La stratégie de mobilisation circonstanciée, et transitoire, des catégories mêmes à l’origine de la rupture d’universalité peut apparaître paradoxale. Elle risque en effet de rendre plus visibles les dynamiques d’ethnicisation qu’elle entend circonvenir. Mais l’option inverse défendue par une certaine tradition du modèle d’intégration, consistant à promouvoir l’universalisme par l’invisibilisation des labels ethniques et raciaux, a démontré ses effets d’occultation des discriminations (Simon et Stavo-Debauge, 2001) ».
Tout l’enjeu intellectuel de Patrick Simon est de fournir un vocabulaire de recherche qui soit distinct de celui du racisme ordinaire, qui repose quant à lui sur des stéréotypes et des préjugés. Il pose ainsi une question qui n’est pas simplement épistémologique mais profondément imprégnée d’une certaine philosophie de la chose publique, dans la mesure où les statistiques ethniques sont idéalement destinées à nourrir des politiques publiques, des programmes d’actions associatifs ou privés.
Soyons à présent plus précis et pratiques. En France, les enquêtes anonymes, les fichiers administratifs et le recensement constituent les trois types de collectes de données majoritaires. S’il ne se prononce pas toujours clairement sur la forme que devrait prendre le mode opératoire de la collecte de données ethniques, il rappelle souvent le caractère « transitoire » qu’elle devrait prendre, ce qui est plutôt salutaire pour lutter contre les fantasmes d’invariances identitaires. Seulement, comme esquissé en introduction, si on prend en compte les huit dérogations existantes à la loi de 1978 et le fait que la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés en France) tranche, pour chaque questionnaire qui lui est soumis, les cas où les dérogations peuvent s’appliquer, les statistiques ethniques (notamment celles qui portent sur la nationalité d’origine) existent d’ores et déjà en France sous cet aspect transitoire et anonyme.
Il faut marteler que les statistiques ethniques sont déjà pratiquées en France, au moyen de huit dérogations qui sont fixées dans le texte de la loi de 1978 et concernent: « 1° Les traitements pour lesquels la personne concernée a donné son consentement exprès (…); 2° Les traitements nécessaires à la sauvegarde de la vie humaine (…); 3° Les traitements mis en œuvre par une association ou tout autre organisme à but non lucratif et à caractère religieux, philosophique, politique ou syndical (…) ; 4° Les traitements portant sur des données à caractère personnel rendues publiques par la personne concernée ; 5° Les traitements nécessaires à la constatation, à l’exercice ou à la défense d’un droit en justice ; 6° Les traitements nécessaires aux fins de la médecine préventive, des diagnostics médicaux, de l’administration de soins ou de traitements, ou de la gestion de services de santé et mis en œuvre par un membre d’une profession de santé (…); 7° Les traitements statistiques réalisés par l’Institut national de la statistique et des études économiques ou l’un des services statistiques ministériels (…) ; 8° Les traitements nécessaires à la recherche, aux études et évaluations dans le domaine de la santé (…). »
Sur ce dernier point, on peut renvoyer à une des enquêtes les plus exemplaires et polémiques en la matière, l’enquête « trajectoire et origines » qui, comme le rappelle un article du journal Les Echos du 14/12/2016 « Les français estiment que les musulmans représentent 31% de la population française », souligne que cette enquête : « (…) menée par l’Insee et l’INED, sur la base de sondages, estimait les fidèles musulmans à 2,1 millions en 2008, contre 11,5 millions de catholiques, parmi la population de 18 à 50 ans. Un échantillon qui, pour les deux religions, ne compte ni les seniors, ni les mineurs. Le chercheur Patrick Simon, de l’INED, évoque, en extrapolant les estimations sur les 18-50 ans à l’ensemble de la population, un chiffre un peu plus élevé : entre 3,9 et 4,1 millions de personnes en France seraient « musulmans » ». Sous cette forme, les catégorisations ethniques existent déjà et la discussion n’est donc pas à positionner entre ceux qui y sont favorables et les autres, elles existent et sont pratiquées mais seulement : quelle narration de ces chiffres fait-on ? Quel modèle d’intégration propose-t-on ?
Par ailleurs, toute une série de dérogations sont permises par rapport à la finalité de l’enquête, aux garanties qui sont offertes aux personnes interrogées en matière de confidentialité et d’anonymat, de respect de leur consentement éclairé. Par la suite, la CNIL détermine en fonction de chaque contexte si la recherche publique peut procéder à sa collecte de données selon les critères définis par la loi. Cependant, la CNIL n’accorde aucune dérogation en matière de fichiers de gestions ethniques qui concerneraient les membres d’une institution, les salariés d’une entreprise, les résidents d’un immeuble, les élèves d’une école, etc.
Outre ces restrictions, il reste également possible d’enregistrer des données ethniques avec l’accord écrit des concernés ou quand ceux-ci ont déjà exprimé publiquement leur « appartenance » à une ethnie donnée. Il est aussi permis aux associations religieuses de tenir des fichiers sur leurs membres. Enfin, sous réserve du respect de la loi et de l’encadrement fourni par le conseil constitutionnel (dans sa décision du 15 novembre 2007) les chercheurs et les statisticiens peuvent traiter des données sensibles.
C’est d’ailleurs dans ce genre de cas, comme l’écrit Vincent Geisser dans « Statistiques ethniques, statistiques éthiques », que se pose l’enjeu du « (…) droit du citoyen à concevoir, maîtriser et surtout contrôler a posteriori les données produites sur lui, en tant qu’individu, mais aussi en tant que membre supposé ou réel d’un groupe social. ». Il est ainsi difficile de voir l’intérêt d’une surenchère statistique au regard de l’appareillage existant, la racine du problème étant peut-être moins dans les mesures qui sont prescrites que dans les politiques qui sont menées.
Par ailleurs, à travers les statistiques ethniques, la question de l’exercice d’une violence du sondeur sur le sondé se pose. Pour résoudre cet enjeu, Patrick Simon propose l’auto-évaluation ethnique des recensés et des sondés. Il demeure toutefois vague, et même parfois ambiguë , sur une question fondamentale : est ce qu’il s’agirait de banques de données ethniques dans les statistiques publiques, ou doivent-elles être toutes absolument limitées, éphémères ? Sinon, peuvent-elles constituer un recensement, une photographie fixe d’une année donnée d’un quartier, d’une région ou d’un pays ?
Aussi, l’auto-attribution ethnique pèche dans la mesure où toutes les opinions sur soi dans une société ne se valent pas, ne sont pas également intelligibles et acceptables car elles ne sont pas également légitimées et dépendent toujours du champ social dans lequel elles s’expriment. Ces opinions sur soi n’ont donc pas le même sens, ni la même forme, ni la même pertinence, partout, toujours et tout le temps. Cette complexité serait cachée par des statistiques uniformes qui regrouperaient un ensemble prétendument homogène d’individus sur la seule base de la pigmentation de leur peau ou de leur provenance ethnique et communautaire, avec toutes les imperfections que le simple témoignage individuel et la narration de soi comportent.
L’auto-évaluation est certes respectueuse des sensibilités et des susceptibilités, mais étant donné que les races humaines n’existent pas sur le plan biologique, de telles statistiques peinent à éclairer l’ensemble de la réalité sociale et à faire le tri entre les appartenances subies et choisies. D’autres problèmes se posent, peut-on mêler l’appartenance religieuse à l’appartenance à une race ou une ethnie ? Par ailleurs, comment amène-t-on ce type de questionnaires ethniques aux sondés ?
Exclura-t-on certaines identités du questionnaire ? Si oui lesquelles ? Jusqu’où peut-on conduire l’usage extensif des mots « race », « ethnie » et « racisme » ? Quel sens cela a-t-il de demander son ethnie à quelqu’un qui ne voudrait pas se réduire à cette dimension ? N’est-il pas impossible alors de ménager toutes les susceptibilités dans ce genre de configurations ?
Comme l’énonce Hervé Le Bras dans son article « Quelles statistiques ethniques ? », on peut avoir des réserves sur la réception des sondés à qui l’on demanderait : « Quelle est votre appartenance ethnoraciale ? » ; ou : « De quelle minorité visible estimez-vous faire partie ? », des questions qui pourraient amener à des échanges aussi absurdes qu’inutiles.
Le plus problématique est que cette approche ethno-différentialiste en sciences sociales de la question raciale, ethnique, est un discours qui ne fixe pas de rapport entre la conscience de soi, la connaissance de soi et les conditions d’existence du sujet observé (qui peut être tour à tour discriminant et discriminé en fonction du contexte d’application de l’observation qui s’applique à sa situation, du champ dans lequel il se situe). Pour être plus précis, il n’y a pas, dans l’approche de Patrick Simon, de rapport dialectique entre les conditions de la prise de conscience de soi, les conditions de l’approfondissement de la conscience de soi à travers la connaissance de soi, et les conditions de prise de conscience des conditions matérielles d’existence (qui favorisent ou non des rapports discriminatoires sur la base de préjugés raciaux). Un certain tropisme pour la mesure statistique prive l’analyse d’une certaine dimension dialectique.
Cette idée essentielle soulignée, on pourrait encore insister sur la pertinence des outils existants qui, mis en corrélation avec les dérogations à la loi sur les statistiques ethniques, permettent d’ores et déjà une évaluation correcte de la réalité sociale française. En effet, quand on lit le « Rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie » de la CNCDH (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme) pour l’année 2017, on constate une analyse fournie qui repose sur le recours à l’indice de tolérance, au racisme signalé aux services de police et de gendarmerie, aux enquêtes de victimation, à l’enregistrement du nombre de procédures et de plaintes pour faits de racismes, aux infractions commises en raison de la religion ou de l’origine de la victime, au taux de classement sans suite par le parquet de ces plaintes, à l’évolution du nombre des actions racistes, aux menaces racistes, aux chiffres collectés par le service central du renseignement territorial et le Ministère de l’Intérieur.
Autant d’éléments qui semblent démontrer qu’il est tout à fait possible d’avoir une cartographie pertinente des racismes en France sans catégorisation ethnique au sens poussé où Patrick Simon le souhaite. Plus nous avançons dans cet article et plus la dimension politique, profondément normative, de notre chercheur semble perler de toute part de son travail.
Cependant, il existe toutefois d’excellents arguments en faveur des statistiques ethniques ou, pour être plus précis, pour des enquêtes quantitatives sur la base d’hypothèses ethniques. En effet, certains défendent des enquêtes ciblées et non de masses, soumises au consentement des sondés, où il ne s’agirait pas de recensements administratifs mais d’enquêtes anonymes, et à durée limitée, pour se renseigner sur des actions circonstanciées et contextuelles de discrimination raciale. Par exemple, Vincent Geisser définit sa vision des choses de façon claire et convaincante dans son article « Statistiques Ethniques, Statistiques Ethiques » en écrivant que : « Les catégories dites “ethniques” ne peuvent être que des catégories à la fois hypothétiques, temporaires, évolutives et réfutables. Ces quatre conditions doivent être impérativement réunies. Il s’agit de faire clairement la distinction entre l’établissement de “fichiers ethniques” et des enquêtes. »
Si on suit cette logique, que Patrick Simon ne semble pas toujours suivre scrupuleusement, on en arrive à une conclusion tout à fait saine pour laquelle les statistiques n’ont pas vocation à donner des identités aux individus comme on les assignerait à résidence. On ne demanderait pas à quelqu’un ce qu’il est, mais pour quelle raison il est, a le sentiment d’être, ou d’avoir été victime de discrimination (voire les trois en même temps). Cette perspective, intellectuellement saine disions-nous, ne justifie toutefois pas une loi plus permissive en l’état actuel du droit et des dérogations existantes. Aussi, l’usage dominant en pratique des statistiques ethniques est capitaliste, et sert à instruire l’allocation sur le territoire des populations étrangères, comme ressources humaines, au sens littéral.
Outre le fait qu’une victime de discrimination raciale ne dispose pas toujours et systématiquement des outils pour reconnaître une discrimination en tant que telle, on peut considérer comme symboliquement catastrophique l’aveu d’échec et d’impuissance qu’impliquerait une communauté politique qui légitimerait auprès de son corps social la prédominance d’une représentation ethnique d’elle-même.
Qui plus est, comme déjà mentionné ci-dessus, les individus ne sont pas également discriminés dans une société en fonction de leur coloration de peau, de leur sexe, de leur provenance, de leur ethnie, de leur lieu de naissance ou de leur bi-nationalité. Le niveau de revenus, la maîtrise de la langue, le code vestimentaire, la densité du vocabulaire, le statut social, comme le capital culturel, économique et symbolique (en un mot la place que l’on occupe dans le mode de production), peuvent jouer autant voire plus, semble-t-il, que l’apparence « ethnique » supposée ou réelle d’un individu. En effet, comment différencier à niveau de revenus égal en France et sur le seul critère de la peau un sicilien d’un turc, d’un marseillais ou d’un grec, sinon par la langue, l’accent, l’aisance dans l’expression, les mœurs et les pratiques culturelles?
Notre regard sur le problème est donc profondément antagoniste à celui de Simon. Avec une méthode radicalement adversaire à toute approche purement statisticienne, l’analyse de l’ontologie sociale nous a conduit à accorder une prédominance à l’être de classe, non pas par caprice arbitraire, mais parce qu’il semble, pour des raisons nombreuses qu’il serait trop long de retracer ici, que ce critère est le plus fondamental dans la construction de la personnalité de l’individu.
Par ailleurs, il existe une différence entre une logique d’affirmation identitaire et communautaire et une logique de lutte contre les discriminations raciales. En effet, l’antiracisme de Patrick Simon est pris dans une contradiction forte, entre le respect et la célébration des différences et le refus catégorique de l’impératif d’assimilation. Le métissage qui est permis par l’assimilation (fondée sur des critères civiques, sociaux et politiques et non sur un aspect ethno-biologique), s’oppose à l’absolutisation des différences qui refuse le métissage en ce que celui-ci relativise les différences ethniques en les recomposant dans un sillage nouveau. Contre l’assimilation et le métissage qui permettent une société multiconfessionnelle et multiculturelle, Patrick Simon préfère la piste d’une société multi-ethnique, ce qui n’est pas la garantie d’une société multiculturelle mais bien plutôt, surtout en temps de crises, sa profonde fragmentation en compartiments identitaires.
Précisons immédiatement un point capital. Il y a, il y eut, une assimilation bourgeoise, disons-le. Celle là même qui faisait croire aux colonisés que leurs ancêtres étaient gaulois, tout en les privant de droits, et en les exploitant. Mais il y a une assimilation prolétarienne, méta-identitaire, qui se fait à travers la lutte des classes, d’une part, et le patriotisme internationaliste et combatif, d’autre part.
Par ailleurs, dans une société capitaliste, on ne peut pas concevoir l’espace social autrement que comme un espace contraint par des logiques ultra concurrentielles, où les affirmations identitaires des agents sociaux apparaissent en confrontation dans leur recherche de reconnaissance sociale et de légitimation. Si on accepte cette idée, toutes les discriminations raciales ne se valent pas, dans leur réception, leur exécution, leur conceptualisation, elles n’ont ni la même force, ni le même sens, ni la même histoire, ni le même contexte.
Ainsi, en France, le racisme contre les maghrébins n’a pas la même signification que le racisme contre les asiatiques, le racisme anti-blanc n’a pas la même ampleur que le racisme anti-noir, la judéophobie n’a pas la même histoire que la négrophobie et les signifiants « juifs » et « noirs » ne sont pas rattachés à un même signifié, n’ayant pas tous deux traversés la même histoire. Et si « les mesures ne peuvent pas être plus précises que les concepts auxquels elles se rattachent » (Amartya Sen), l’aspect glissant des caractères ethniques et raciaux invite au scepticisme. De plus, ethniciser les catégories de compréhension du monde social peut risquer, comme le craint le démographe Hervé Le Bras, d’occulter le social, et en montrant l’ethnie de couper les ethnicisés de leurs surdéterminations sociales et historiques. Ce que l’on cache en montrant l’ethnie est sans doute le reproche intellectuel le plus vif à faire au texte de Patrick Simon, et à tous ceux qui se retrouvent dans l’idéologie qu’il incarne.
En effet, s’il est toutefois conscient de ces enjeux, et parfois même du danger de ce qu’il propose, l’auteur s’obstiner à refuser en bloc “l’assimilation” qu’il considère comme une impitoyable destruction des particularismes, une pure digestion totalitaire de l’individu. Face à ces contradictions soulevées de part et d’autre, et en ce qui nous concerne, seul le communisme peut encadrer cette intersubjectivité et sublimer le légitime besoin de reconnaissance des individus dans une voie prolétarienne, qui aurait le mérite de ne pas accompagner une conflictualité ethnique accrue chez les classes populaires.
Il faut ajouter que la responsabilité de l’intellectuel et du chercheur se pose ici, car ce dernier est confronté au dilemme de toute collecte de données visant une action politique, à savoir : désigner l’ennemi politique, hiérarchiser les priorités d’une lutte politique, légitimer certaines causes, en délégitimer d’autres (même temporairement), toute légitimation appelant une dé-légitimation, même relative, dans la mesure où une cause, une positivité, se pose en s’opposant à d’autres causes, ou en les dépassant.
Civisme et statistiques ethniques : de la méthode scientifique au projet politique
Pour avancer dans cette partie, il faut d’abord identifier trois projets qui s’affrontent dans la superstructure idéologique de notre civilisation en crise, le premier déclinant, le second ayant le vent en poupe et le troisième étant le plus dangereux.
Le premier, c’est l’universalisme républicain, détruit à droite par les circonvolutions du sarkozysme yankee, et battu à gauche avec l’échec du jauressisme comme du chevènementisme. Le second, c’est le trans-identitarisme volatile, gauchiste, postmoderne et en mouvement permanent en vue de la lutte des places petite-bourgeoise (avec l’exploitation capitaliste pour seul invariant, n’en déplaise aux “anticapitalistes” de posture ). Le troisième, c’est l’identitarisme fondamentaliste comme manière fasciste de réassurer du sens en temps de crise.
Cette triangulation en tête, on comprend mieux dans quel cadre la seconde tendance, comme la troisième, acculent l’universalisme républicain, et l’accusent de faire en sorte que les “citoyens” soient finalement des cadres abstraits, porteurs de droits vidés de toute substance sociale. Rappelons que si l’État-ethnique est un État fondé sur un groupe qui prétend posséder certaines caractéristiques communes, principalement d’ordre ethno-biologique, l’État-nation d’une bourgeoisie libérale entend se fonder sur les droits de l’Homme. En France, nous trouvons un État dont la constitution prend pour fondement les principes des droits humains, dont un principe supérieur est exprimé à l’article 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies : « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. ». Les conquêtes formelles d’une certaine bourgeoisie républicaine, en ce domaine là comme en bien d’autres, semble donc bien être en voie de destruction par une fraction déterminée de son mandarinat.
C’est en considération de ces éléments que les moyens que se donnent Patrick Simon semblent incapables de résoudre les maux du racisme, de la discrimination raciale (directe ou indirecte), et de la ségrégation. On peut contester son approche en soutenant que l’augmentation des discriminations raciales, qu’il ne s’agit pas de nier, s’explique à travers un processus beaucoup plus large, national et transnational, de brutalisation des rapports sociaux, verbaux, professionnels, domestiques, personnels et quotidiens. C’est ce que Josepha Laroche, en reprenant la terminologie de Norbert Elias, a identifié comme un « processus de dé-civilisation », qui serait lié au recul des souverainetés nationales européennes et à la dé-légitimation de l’Etat à travers toute une série de dépossessions : monétaire, politique, parlementaire, référendaire, fiscale, juridique, etc.
Non seulement les statistiques ethniques et raciales peuvent apparaître illégitimes (en ce sens qu’elles ne semblent pas permettre une politique progressiste), mais cette inadéquation entre la mesure statistique et la politique qu’elle entend nourrir en font un objet de connaissance et de savoir inadapté. Dans l’idéal républicain classique, qui n’est certes pas sans failles, mais sur lequel s’est fondé en partie la libération nationale de ce pays, la République doit concerner la chose publique, et la chose publique n’a pas à être réduite à une chose ethnique, raciale.
Si on accepte l’idée que la race est un fait de culture et d’histoire, un fait social et non de nature, la race et l’ethnie constituent alors des signifiants flottants déconnectés d’un introuvable signifié qu’elles prétendent expliquer. Si on accepte également l’idée que la mesure scientifique d’un objet problématique ne peut jamais suffire à le résoudre sur le plan politique, la simple mesure de la discrimination raciale ne permet nullement, en soi, de lutter contre elle. Elle peut même les aggraver, comme le rappelle Hervé le Bras dans son article « Quelles statistiques ethniques ? », où il indique que pour « la Russie, la Yougoslavie, le Rwanda (…) les statistiques ethniques, loin de réduire les discriminations, les ont accentuées en donnant corps et contenu à des représentations raciales jusqu’alors vagues et implicites ».
Par ailleurs, les statistiques ethniques vont soit projeter le regard de l’observateur sur l’observé sans partager sa subjectivité, soit se perdre dans l’arbitrage fluctuant, imparfait et contradictoire des auto-évaluations intersubjectives des sondés, tout en n’échappant pas au risque de leur faire violence.
Pour être succinct, il est sans doute inutile de caractériser racialement un individu à des fins de politique publique, et la légitimité de ces catégorisations apparaît douteuse. Cette caractérisation raciale, cette ethnicisation du sujet n’est légitime que par lui-même et pour lui-même, à son échelle privée et subjective, étant immédiatement concerné. La revendication de sa race, de son ethnie, se comprend aussi, naturellement, quand celui ou celle qui est victime de racisme et de stigmatisation retourne l’insulte et le stigmate dont il est l’objet pour affirmer fortement sa différence, non plus en tant qu’objet de honte, d’humiliation et/ou de haine mais en tant qu’objet de revendication et d’affirmation de soi. La victime de racisme qui retourne la discrimination fondée sur des préjugés raciaux en fierté de soi fait preuve d’habileté et de résilience. Seulement, la négation du négatif, la négation du racisme par le retournement du stigmate, conditionne mais ne constitue jamais une positivité au sens hégélien, et marxiste, du terme.
Si on se donne une perspective d’action révolutionnaire, cet acte ne peut donc constituer qu’un acte premier du processus de subjectivation du particulier, de constitution du sujet en tant qu’individu ayant intériorisé les normes, les interdits et les mœurs de la société dans laquelle se joue son existence sociale et politique.
Ainsi, ce moment ne correspond pas à celui par lequel le particulier se relie à la communauté, acte par lequel il entre en processus de libération politique et social en faisant l’intellection de ses déterminations et de la nécessité historique dans laquelle il est pris. Le retournement du stigmate est une stratégie face à ce que le particulier subit, et non encore une tactique sur ce qu’il peut choisir, pour lui, en tant qu’individu, quand celui-ci rentre dans un processus de libération vis-à-vis de l’exploitation de classe (processus qui est permis par une action collective).
De son côté, Patrick Simon accuse d’aveuglement à la couleur, de dé-légitimation des catégories ethniques, d’invisibilisation des identités et « de choix de l’ignorance » ceux qui défendent, à travers le débat sur les statistiques ethniques, un modèle d’assimilation. Seulement, l’aveuglement à la classe et aux effets pervers de ces statistiques, la dé-légitimation de la citoyenneté en tant que catégorie creuse, l’invisibilisation de l’individualité au profit de l’identité repose aussi, chez lui, sur un certain choix de l’ignorance, sur des valeurs qui conditionnent, comme pour n’importe qui, son discours scientifique.
On pourrait ajouter que si l’idéal républicain est certainement mort, à la fois liquidé par ses ennemis et victime de ses contradictions internes, et même si nous sommes marxistes et construisons notre patriotisme sur des bases de classe, c’est toutefois un bel idéal, et son passif mérite qu’on le défende, fut-on communiste. Cela étant dit, il est navrant que Patrick Simon dénonce le discours républicain de dé-légitimation des différences, sans voir aucun problème à délégitimer des universaux intégrateurs. A l’entendre, il est illégitime pour la Nation de se prétendre au-delà de l’ethnie, pour la totalité politique de surplomber ses minorités constituées, pour le citoyen de ne pas être subjectiviste et identitaire jusqu’au nombrilisme.
En reprenant les travaux de Norbert Elias et la philosophie du droit de Hegel, on peut fournir quelques éléments de réponses à la problématique de la mesure raciale et de la lutte contre les discriminations pour fournir une approche qui ne soit pas exclusive pour les minorités (sans, espérons-le, donner le sentiment de dénaturer Elias ou Hegel car, pour être honnête, il faut préciser que Norbert Elias était très anti-hégélien. ).
Premièrement, Elias permet d’examiner la question de la discrimination raciale sous l’angle du processus civilisationnel ; qui n’est pas sans discontinuité et sans heurts, si on considère le racisme et la discrimination raciale comme étant, avant toutes choses, un manque de respect.
Deuxièmement, Hegel, quant à lui, permet de s’interroger sur la dialectique du particulier et de l’universel, comme ressource philosophique à même de penser une République qui ne soit pas aveugle à la couleur, mais permette de la situer dans une histoire et un corps politique pour la dépasser, voire la sublimer.
Peut-être que la racialisation et l’ethnicisation d’un certain discours scientifique sur la société française, qui répond à une pratique sociale (la forte prégnance des discriminations fondées sur des préjugés raciaux), peut s’expliquer par le discrédit qu’a subi la figure de l’Etat en tant qu’instance de monopole de la violence légitime destinée à canaliser la « pulsion de mort » de la société civile.
Par ailleurs, la dé-légitimation du discours fondé sur la fraternité du combat de classe, répondant à la chute de l’URSS et à la déliquescence de structures partisanes socialistes européennes à même de soutenir une positivité de lutte anticapitaliste internationale, a certainement aggravé la situation. Là où existait une pluralité de discours fondés sur l’être social, la praxis, les rapports de classes et la critique d’un certain type de mode de production, se sont substitués des discours ontologisants, fondés sur la fixité de catégories essentialistes.
A ce stade, on peut concentrer la critique globale de l’approche qu’entretient Patrick Simon à l’endroit des statistiques ethniques dans les sept points essentiels qui vont suivre.
Premièrement, (1) les outils statistiques existants apparaissent parfaitement satisfaisants. Il y a une exagération de leur prétendue insuffisance : les statistiques ethniques en France existent, sont pratiquées et sont possibles. En effet, comme l’écrit Vincent Geisser dans son article « Statistiques Ethniques, Statistiques Ethiques ? » : « S’il s’agit de suivre les gens à partir de leur pays de naissance, cela existe depuis que les recensements existent et s’il s’agit de le faire à partir de la filiation cela fait plus de 20 ans qu’on le fait. Il ne me paraît pas non plus exact de dire qu’il n’y a jamais eu de classification “ethnique” dans la statistique publique française. Elle est présente dans tous les recensements des colonies, elle est présente dans le recensement de 1962 où l’on trouve la catégorie de Musulmans Français (…) ».
(2) Deuxièmement, si on pose que l’exercice d’une violence sur le sondé invalide le sondage, l’autoévaluation proposée n’échappe pas à l’exercice d’une violence symbolique sur les sondés, directe ou indirecte.
(3) Troisièmement, il est factuellement faux de présenter les statistiques ou les catégorisations ethniques comme un outil capable de faire reculer en soi le racisme, (catégorisations ethniques dont Laure Pitti a analysé, pour la France d’après-guerre, l’origine profondément coloniale et discriminatoire dans la gestion et le recrutement différencié des travailleurs d’Afrique du nord, en privilégiant notamment les travailleurs algériens au détriment des tunisiens et des marocains (classique orchestration de concurrence entre travailleurs pauvres). Historiquement, les catégorisations ethniques ont donc une triple origine : capitaliste, coloniale et discriminatoire.
(4) Quatrièmement, Patrick Simon ne propose aucune politique économique et sociale à même de lutter contre les discriminations raciales, son tropisme pour les pratiques et les procédures discriminatoires font qu’on ne voit pas, chez lui, sur quelle politique nationale déboucherait la mesure ethnique.
(5) Cinquièmement, si l’on accepte l’idée que l’Etat-nation a dialectiquement participé au processus civilisationnel de l’Occident (et que le racisme grimpe là où les civilités s’affaissent), le retour à l’ethnie accompagne une régression historique objective, une brutalisation des rapports sociaux et une baisse des civilités qui n’est pas à accompagner mais à combattre.
(6) Sixièmement, la lutte des classes n’est pas l’aveuglement à la couleur mais l’indifférence à celle-ci, tant la longue et difficile lutte pour la réalisation de la liberté matérielle et de l’égalité réelle se fait pour tous et sans distinction ethnique fantasmée, et non en vue de satisfaire les particularités de tel ou tel groupe identitaire.
(7) Enfin, sans doute que le surinvestissement sur la question des statistiques ethniques ne répond pas à une insuffisance de la République mais à un abandon de celle-ci ; que ce surinvestissement s’inscrit dans la continuité d’un processus de recul des Etats et de la Souveraineté Populaire : on investit d’autant plus dans l’ethnie qu’on est incapable de trouver une réponse à l’intégration sociale, économique et politique des Français d’origine immigrée et/ou étrangère.
Les travaux de Patrick Simon peuvent être perçus comme un aveu d’impuissance qui, au lieu d’incarner réellement l’égalité républicaine abstraite (ce à quoi prétend un communisme jacobin), la décrète impossible, irréalisable car non-réalisée. En établissant une comparaison avec ses autres écrits, on peut également regretter que Patrick Simon décide parfois de donner du temps et de l’importance à des mouvements inquiétants qui cadenassent les gens dans leurs origines sous prétexte d’en faire l’éloge.
Enfin, comme l’a montré le philosophe marxiste Dominique Pagani dans maintes conférences, le communisme défend davantage l’individualité que la communauté fantasmée et subie. L’individu pour les communistes n’est pas quelque chose de contraire à l’universel. Il ne s’agit pas d’opposer ces deux notions de façon binaire mais de voir comment le particulier, réfléchit sur lui-même, s’élève par-là à l’universalité, et donc à l’individualité. Même si c’est un peu contre lui-même, en se faisant violence et au risque de se perdre.
Traduite en termes marxiens, c’est une invitation à réfléchir aux déterminations de classes et aux déterminations socio-historiques qui font éclater les moments strictement ethniques, raciaux ou identitaires du processus de constitution de soi. Il s’agit aussi, plus violemment, et pour chacun de nous, de se battre pour déraciner ce qu’il y a de capitaliste à l’intérieur de soi-même, ce qui n’est pas une mince affaire.
Dans son texte précité, “Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de « race »”, Patrick Simon écrit au sujet des statistiques ethniques qu’: « (…) elles agissent plus comme un symptôme d’un état de la société que comme le modus operandi d’une ethnicisation et d’une racialisation qui n’attendraient plus qu’elles pour se déployer ».
Il poursuit : « il nous faut alors trouver un moyen de dépasser l’aporie d’une volonté de savoir sans regarder, d’évaluer sans compter, de décrypter les rapports sociaux ethniques et de « race » sans entrer dans la mécanique du stigmate et de l’identification ».
Pour filer la métaphore, si les « statistiques ethniques » constituent le symptôme d’une racialisation en cours, se borner à une fonction d’inventaire d’une racialisation de la parole publique est un projet de recherche consternant.
Classe contre race : l’urgence de définir un autre front
Le projet d’une République Populaire fondée sur la souveraineté absolue de la classe travailleuse, qui ne serait pas aveugle à la couleur mais la restituerait dans l’Histoire, est le projet que nous opposons à celui qui sous-tend l’œuvre de Simon, et de ses pairs idéologiques.
A rebours d’une racialisation assumée d’un certain discours en sciences sociales sur la société française, d’une ethnicisation du débat politique, on peut redouter qu’à exalter l’identité, certains enferment dans une communauté de destins infranchissables des parts entières de la population. Cela finit alors par produire des effets pervers aux antipodes de ce que l’on recherchait. Sans doute ces effets pervers sont-ils, d’ailleurs, la rançon d’une méthode sans sujet qui ne s’intéresse qu’aux pratiques et aux procédures des mécanismes de pouvoir.
Quand on délégitime un combat de classe qui contient en sa totalité l’intégralité des identités particulières de chacun sans les nier (“Prolétaires de tous les pays unissez-vous!”), quand on substitue au rapport dialectique entre l’individu et l’universel l’idée que le particulier ne se sublime pas dans l’universel mais s’y fait dévorer, on s’interdit de conjurer politiquement la dé-civilisation, en tant que processus d’affirmation des violences privées, mafieuses et racialistes, face au retrait de l’Etat.
Bien sûr, il faut préciser que la civilisation n’est pas la blanchité, ce qui serait absurde, et que la minorité n’a pas à se blanchiser pour se civiliser, de même que la dé-blanchisation ne correspond pas à une dé-civilisation. Il s’agit là de catégories malsaines, identitaires, ontologiques et abstraites. En effet, les luttes des noirs contre l’esclavage ont participé au processus civilisationnel des États-Unis, et celles pour les droits civiques ont prolongé ce processus. On peut également considérer que les luttes de libération nationales, anticoloniales et anti-impérialistes, ont aussi contribué (non sans discontinuités), au processus civilisationnel d’Etats émergents et d’États impérialistes et coloniaux.
Si on accepte l’idée que l’Etat-nation fut l’une des formes juridiques, politiques et sociales du progrès humain, non pas la dernière pour autant, mais une force décisive et motrice du processus civilisationnel néanmoins. Alors, en permettant à la France de rompre avec une logique coloniale et impérialiste pour un retour au centrage national, la lutte anticoloniale algérienne a civilisé la France. Pour être plus précis, elle a permis à la France d’entamer une rupture qualitative nette avec une phase de dé-civilisation coloniale (il n’y a rien de plus anti-universaliste et anti-civique, sans doute, que le code de l’indigénat).
Face à la racialisation du politique il faut politiser et socialiser le racial pour le déconstruire, comme catégorie dés-historicisée à abandonner aux fantasmes qui l’ont vue naître.
En guise de conclusion, je suggère de visionner cette conférence très instructive de Patrick Tort sur le racisme, entre autres sujets abordés.