
(extrait de « Panégyrique de l’ombre la plus haute »)
[Note du traducteur : Nous publions ici, pour la commémoration des massacres de Sabra et Chatilla du 16 au 18 septembre 1982, une traduction originale d’un poème de Mahmoud Darwich. Poète communiste, et militant à l’OLP, Mahmoud Darwich aura marqué à la fois la vie politique arabe et la poésie communiste contemporaine de son empreinte de géant. La présente traduction souhaite rendre le rythme propre du texte arabe en français, plus que de viser une exactitude toujours problématique dans les traductions de poésies. Mahmoud Darwich tente ici de restituer le caractère fragmenté de son objet, d’où le recours à des sortes de « flashs » littéraires elliptiques. Ce n’est pas le moindre mérite de ce texte, outre sa portée littéraire évidente, que d’avoir immédiatement identifié le caractère ouvertement fasciste de ces massacres, et de pointer ainsi la profonde parenté entre les fascismes européens et les fascismes orientaux – le libanais et l’israélien en premier chef.]
Le fasciste sort du corps de sa victime
Il revêt le chapitre de la poudre à canon :
« Tue pour exister ! »
20 siècles qu’il attendait la folie,
20 siècles qu’il était un meurtrier enturbanné
20 siècles qu’il pleurait… Et il pleurait,
Il cachait sa lame dans ses larmes
Ou il chargeait son fusil de ses larmes
20 siècles qu’il attendait le palestinien au bord du camp
20 siècles qu’il savait
Que les pleurs sont ses armes
Sabra : Une jeune fille dormait,
Tandis que les hommes ont procédé au départ,
Et la guerre sommeillait entre deux petites nuits
Et Beyrouth, a offert son obéissance, et est devenue capitale
D’une longue nuit,
Elle contrôla les rêves de Sabra
Et Sabra. Dormait
Sabra : les ruines de la paume dans un corps assassiné
Elle fit ses adieux à ses chevaliers et à son époque
Et elle se soumit au sommeil, par fatigue, et par les arabes qui lui ont tourné le dos
Sabra : et les soldats n’ont pas oublié les émigrés de Galilée
Et ils n’ont rien acheté et n’ont rien vendu, sauf son silence
D’une génération fleurie à la tresse.
Sabra chante sa moitié disparue entre la mer et la dernière guerre ;
N’émigriez-vous pas,
Et ne quittiez-vous pas vos femmes au cœur d’une nuit de fer ?
N’émigriez-vous pas,
Et ne suspendiez-vous pas vos soirées
au-dessus du camp, et du chant ?
Sabra couvre sa poitrine nue par un chant d’adieu,
Apprête sa paume et se trompe,
Là où elle ne trouve pas de bras :
Combien de fois voyagerez-vous,
Et jusqu’à quand voyagerez-vous,
Et pour quel rêve ?
Et si un jour vous revenez,
Alors de quel exil serez-vous revenus,
De quel exil serez-vous revenus ?
Sabra déchire sa poitrine nue,
Combien de fois
Sa fleur a-t-elle éclose ?
Combien de fois
Voyagera la révolution ?
Sabra se dispute avec la nuit, et la cale sous son genou,
Et farde ses yeux de noir, en pleurant pour la distraire.
Ils partirent et ne dirent
Rien à leur retour
Ils dépérirent, et ne s’enrichirent pas
De la cendre de la rose !
Ils revinrent et ne revinrent pas
Au début du voyage,
Et la vie de leurs enfants
Échappent à leurs étreintes.
Non, il ne m’appartient pas l’exil,
pour que je dise : la patrie est à moi,
Ô mon Dieu, quelle époque !
Sabra dort. Et la dague du fasciste se réveille :
Sabra crie à l’aide ; qui l’aidera ?
Toute cette nuit m’appartient, et cette nuit de sel
A laquelle le fasciste sectionne le sein. La nuit s’amenuise
Elle danse autour de sa dague, et la lèche. Il chante les victoires du Cèdre qu’il possède,
Et il efface
dans la sérénité…. Dans la sérénité de la chair jusqu’aux os,
Et il étale les organes dans toute leur longueur.
Et le fasciste continue sans relâche sa danse, et il rit au nez de ceux qui sont couchés,
Il est possédé d’allégresse, et Sabra ne retrouva pas son corps :
Il l’enfourcha comme le désiraient ses instincts, et elle se plia à son désir,
Et il déroba une bague à son doigt,
Et retourna de son sang à son miroir,
Et alors fut : la mer
Et alors fut : la terre
Et alors fut : le nuage
Et alors fut : le sang
Et alors fut : la nuit
Et alors fut : le meurtre
Et alors fut : Samedi
Et alors fut : Sabra
Sabra : elle déchire deux rues comme un corps
Sabra : elle fait descendre l’esprit sur la pierre
Et Sabra n’est pas seule
Sabra est l’identité de notre siècle, pour l’éternité