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Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 10 : Démocrite et la dialectique, un apport trop souvent négligé

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Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 10 : Démocrite et la dialectique, un apport trop souvent négligé

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« A l’origine de toutes choses il y a les atomes et le vide, et tout le reste n’est que croyance. Les mondes sont illimités, soumis à la génération et périssables. Rien ne naît du néant, ni ne retourne au néant. Les atomes sont illimités en taille et en nombre et ils se meuvent dans la totalité de ce qui existe en tourbillonnant. Ainsi naissent tous les agrégats corporels : le feu, l’air, l’eau, la terre. Car ce sont des ensembles d’atomes incorruptibles et inaltérables en raison de leur fermeté. Le soleil et la lune sont composés de telles masses, lisses et rondes, tout comme l’âme, qui est la même chose que l’esprit. Nous voyons par impacts d’images, et tout se fait par nécessité, car le tourbillon est la cause universelle et c’est ce tourbillon qui est la nécessité. Le souverain bien est le bonheur, très différent du plaisir, contrairement à ce qu’ont cru ceux qui l’ont mal compris, attitude dans laquelle l’âme est en repos et calme, et ne se laisse troubler par aucune crainte, superstition, ou affection. Il l’appelle de divers noms, entre autres de celui de ‘’bien-être’’. Les qualités des choses n’existent que par convention, tandis que les atomes et le vide existent selon la nature. »

Voici comment en peu de lignes Diogène Laërce, un doxographe du IIIème siècle de notre ère, résume la doctrine de ce titan de la pensée que fut Démocrite, penseur grec qui a vécu au Vème siècle avant notre ère. Démocrite est surtout connu en philosophie et en physique pour avoir systématisé l’atomisme, une doctrine devenue largement connue du grand public depuis le développement de la mécanique quantique : toute la réalité matérielle, la seule qui existe, n’est composée que d’atomes, des petites particules insécables de matière, qui se meuvent de façon nécessaire dans le vide. Véritable fondateur du matérialisme, Démocrite fut sans doute le premier à dépasser tant les impasses des penseurs contemporains qui niaient la matière et la réalité sensible (les idéalistes) que celles de ceux qui n’accordaient de réalité qu’aux corps et à la sensation (les sensualistes). Ce fait devrait suffire à rappeler que le matérialisme, en tant que doctrine philosophique, est né d’un double refus : celui de l’idéalisme, et celui du sensualisme.

Le matérialisme est bien sûr né d’un refus de l’idéalisme, qui au temps de Démocrite refusait toute validité à la sensation et à la matière : pour lui, seule la pensée pure était source de vérité, ce qui bien sûr condamnait « notre » monde à n’être qu’un lieu d’illusions, et de choses inessentielles. On aura aucune peine à voir ici clairement la correspondance politique de cette thèse philosophique : c’est le mysticisme religieux et idéologique, pour qui ce monde est inessentiel, et n’est qu’une vallée de larmes dont il faut se détourner, pour espérer un sort meilleur dans une autre vie… en laissant les maîtres de cette vie-là tranquilles en attendant. Cette position est inadmissible, tant sur le plan politique que scientifique : le matérialisme tient donc comme position fondamentale que nous n’avons pas d’autre monde où vivre que celui-ci. On comprend pourquoi la question de la matérialité de l’âme humaine et de son caractère périssable est indispensable au matérialisme : sans elle, toute pensée peut continuer impunément à détourner le regard des hommes vers des cieux illusoires, qui ne descendront jamais sur la Terre. Mais de façon plus étonnante, le matérialisme est aussi né d’un refus tout aussi énergique du sensualisme, cette position philosophique qui absolutise notre sensation, qui est par définition instable et transitoire.

Ce sensualisme cherche à faire abstraction des conditions de production et de possibilités de cette sensation, et donc lui confère un caractère absolu qu’elle n’a pas. De façon symétrique à l’idéalisme, mais tout aussi trompeuse, le sensualisme absolutise ce monde-ci, en tant qu’il est actuel, sous nos yeux, et devra donc rester éternellement identique à ce qu’il est au temps présent. Le sensualisme refuse de voir que la sensation de l’homme est produite par tout un ensemble de circonstances très complexes, et surtout fondamentalement instables. Par ailleurs, il prend les corps tels que nous les percevons pour la réalité ultime : il est à peine besoin de noter à quel point la science moderne n’a pu se construire que dans une mise à distance fondamentale de notre perception immédiate, sans toutefois la renier, mais en l’expliquant. Ainsi, notre Terre semble immobile, les objets que nous percevons en repos et stables, et le temps et l’espace des choses absolument distincts de ces objets : l’héliocentrisme, la mécanique quantique, et la relativité générale a su faire justice de telles illusions, et les ramener à leur juste proportion.

Démocrite est véritablement le père de cette révolution anti-sensualiste du matérialisme : les deux citations suivantes suffiront à le montrer. « Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; en réalité, il n’y a que les atomes et le vide. » ; « Il existe deux formes de connaissances : l’une légitime, l’autre obscure. La connaissance obscure est : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher. La connaissance légitime est : tout ce qui est séparé de cela. ». Bien entendu, une telle avancée n’a jamais impliqué chez Démocrite la moindre concession à l’idéalisme : bien que la raison parvienne à nier la vérité ultime de la sensation, elle n’en reste pas moins en sa base dépendante d’elle (mais seulement en sa base, pas en son développement). De même que pour l’idéalisme, il est facile de voir le corollaire politique de ce sensualisme acritique : c’est l’idéologie la plus vulgaire, la plus plate, celle qui glorifie l’état des choses actuel, en le prétendant absolu. La « Fin de l’Histoire » ultra-conservatrice d’un Fukuyama n’a strictement rien innové par rapport à l’antique sensualisme débridé d’un Protagoras : ici comme ailleurs, ceux qui se prétendent le plus « novateurs » ne font que recycler de vieliles lunes périmées depuis longtemps. Leur seule chance dans leur médiocrité sans limite est qu’il n’existe pas en matière intellectuelle d’inculpations judiciaires semblables à celles en matière alimentaire pour distribution de produits avariés ou vendus sous un faux emballage.

Bien sûr, une telle avancée dans le domaine intellectuel n’a pu que déclencher une réaction déchaînée contre Démocrite, devenu l’homme à abattre de la philosophie. Le premier courant à le cibler de façon acharnée fut bien sûr l’idéalisme et le spiritualisme : après tout, avec son atomisme, ne ruinait-il par toute religion, toute croyance en un monde supra-terrestre, et toute immortalité de l’âme ? Avec son matérialisme, le bonheur de l’individu ne pouvait plus consister seulement dans un exercice abstrait de la vertu, mais bien dans un bonheur concret, terrestre, et que l’on doit obtenir en ce monde, et pas dans un autre. De plus, son matérialisme fort subtil a posé une immense épine dans le pied de tous les idéalismes, car il refuse l’idée que le bonheur consiste dans une quête absurde et débridée du plaisir immédiat, comme le prône le sensualisme : de la même façon que la sensation immédiate est une production conditionnée de la matière, le bonheur de l’individu est une production de ses différents attributs et pratiques pour le matérialisme – le bonheur n’est donc pas tellement réception passive qu’activité, même si dans l’Antiquité cette activité est souvent conçue sur le mode de la contemplation théorique. On comprend donc toutes les calomnies qui ont pu viser Démocrite en tant que matérialiste, afin de désamorcer, d’un point de vue idéaliste, la charge explosive de sa philosophie.

Mais étonnement, les attaques et calomnies contre Démocrite sont aussi venues du camp matérialiste, qui a toujours eu tendance à vouloir voir en celui-ci le fondateur du mécanisme philosophique, et lui refuser toute prétention dialectique. Le mécanisme fut effectivement systématisé par Démocrite, si l’on entend par là la théorie qui refuse d’accepter qu’une chose n’ait pas une cause nécessaire, et que l’ensemble de ces causes productrices suffisent pour comprendre un effet ou une chose. Même si le mécanisme a représenté un réel progrès intellectuel, en refusant un irrationalisme qui voudrait qu’il puisse y avoir des phénomènes sans cause, celui-ci fût aussi accusé d’être réductionniste, et de réduire l’effet à l’ensemble de ses causes, – négligeant par là tout ce que l’effet pouvait avoir d’indépendant par rapport à sa cause. Et dans ce combat pour réhabiliter la dialectique en matérialiste, il s’est trouvé des marxistes pour attaquer Démocrite, en en faisant le père de toutes les dérives du mécanisme postérieur.

Il va de soi que Démocrite est effectivement celui qui a posé toutes les bases du mécanisme en philosophie et en physique, et que la renaissance du mécanisme au XVIIème siècle n’a fait que formaliser celui-ci de façon rigoureuse. Mais il serait injuste de ne voir en Démocrite que cela : au contraire, il faut aussi souligner de façon opposée que Démocrite fût également un grand dialecticien, et pas des moindres. Pour juger de la validité de cette opinion un peu hétérodoxe, lisons le fragment suivant, que nous rapporte Gallien, un auteur du IIème siècle de notre ère : « Comment celui pour qui, en dehors de l’évidence, il n’y a pas même de commencement possible, pourrait-il demeurer crédible quand il a l’imprudence de s’opposer à cette évidence dont il a tiré ses principes ? Cela Démocrite le sait bien, lorsqu’il se livre à la critique des représentations phénoménales en disant : « Convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer : en réalité : les atomes et le vide ». Aussi a-t-il fait tenir aux sens les propos suivants, qui s’adressent à l’entendement : « Misérable raison, c’est de nous que tu tires les éléments de ta croyance, et tu prétends nous réfuter ! Tu te terrasses toi-même en prétendant nous réfuter ». » Arrêtons-nous un peu sur ce fragment que l’on néglige trop souvent. Que nous dit ici Gallien sur l’épistémologie de Démocrite ? Premièrement, que Démocrite accordait qu’il fallait commencer la philosophie par les évidences, et que les évidences, c’était les sensations et les « représentations phénoménales », – donc nos perceptions immédiates. Démocrite accepte donc ici le point de vue des sensualistes, au moins comme point de départ de la pensée. Mais deuxièmement, il nous dit aussi que Démocrite, après avoir accepté ces évidences phénoménales, en était conduit à les nier, par suite du développement de la pensée. C’est le moment sceptique de la raison, car elle s’aperçoit que les phénomènes, dont elle tire pourtant sa source, sont contradictoires entre eux : le même miel apparaît sucré aux gens bien portants et amer aux malades de la bile, la couleur rouge n’apparaît pas ainsi aux daltoniens, etc.

Puisque la raison tire sa certitude de la sensation, du moins dans ses premiers pas, sa première réaction légitime face à ces contradictions est de douter de tout, et de rejeter tant les phénomènes que la raison elle-même. C’est pour cela qu’on a pu faire tenir à Démocrite le propos suivant : « la vérité est au fond du puits ». Mais, troisièmement, la raison n’en reste pas là, et dépasse ce scepticisme : en effet, grâce à la théorie des atomes et du vide, la raison se rend compte qu’elle peut rendre compte de toutes les contradictions dans les phénomènes, à condition de nier le fait que la sensation soit une vérité absolue. Ainsi, les couleurs et les saveurs n’existent pas en eux-mêmes dans les objets, mais sont la rencontre entre deux dispositions atomiques que sont notre organe perceptif, et l’objet perçu. Ainsi, si je perçois le miel sucré, mais que mon voisin malade de la bile le perçois amer, c’est parce que la maladie est déplacée des atomes dans sa langue, qui a donc une structure atomique différente de la mienne, – bien que le miel soit resté identique dans sa structure atomique. Ainsi le goût, qui au premier abord semblait appartenir à la chose-même, n’est en réalité qu’une propriété dérivée de celle-ci : on peut difficilement imaginer contradiction plus fragrante avec la sensation immédiate, et pourtant, cette vérité est plus scientifique pour Démocrite, car elle explique plus de phénomènes.On voit donc ici que la théorie de Démocrite est profondément dialectique, car ce qui justifie pour lui le mécanisme matérialiste, c’est l’adoption du point de vue sensualiste, qui est dépassé dans le scepticisme (un peu comme chez Hegel d’ailleurs), qui lui-même n’est dépassé et accomplit que dans le matérialisme. Étrange mécanisme que voilà, celui qui a pour condition de possibilité et de démonstration la dialectique !

On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples de schèmes dialectiques chez Démocrite, mais ce serait inutile dans un article de présentation pédagogique. L’important ici est que l’on ait clairement établi l’apport dialectique de Démocrite à la philosophie de son époque. Ce simple fait devrait suffire à mettre en évidence le tour de force titanesque de ce géant de la pensée, qui en fondant le matérialisme philosophique tel que nous le connaissons, a également fondé du même coup, et sans les séparer le mécanisme physique et métaphysique, et la forme la plus novatrice de la dialectique de son siècle, dont héritera Platon. Que cette simple constatation puisse servir à montrer que le matérialisme authentique, qui refuse à la fois le sensualisme et l’idéalisme, se doit de marcher sur ses deux jambes, que sont le mécanisme, et la dialectique. Et si l’on voulait paraphraser Pascal, on pourrait écrire que dans le matérialisme, le mécanisme sans la dialectique est tyrannique, et que la dialectique sans le mécanisme est impuissante.

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