Cette théorie est l’un des fondements du matérialisme dans le domaine de la connaissance. Elle tire son nom d’une des métaphores les plus employées par les matérialistes pour décrire la conscience humaine : celle-ci ne serait qu’un reflet du mouvement de la matière extérieure ; l’esprit en est le miroir, et le monde extérieur la source du reflet.
Ce sur quoi insistent fondamentalement les matérialistes, contre l’idéalisme, c’est que les objets pensés existent bien indépendamment de notre faculté de penser. On peut aussi trouver une autre métaphore qui exprime exactement la même idée, avec le cerveau comme « cire molle », comme ici chez le Baron D’Holbach, matérialiste français des Lumières : « Le cerveau de l’homme est, surtout dans l’enfance, une cire molle, propre à recevoir toutes les impressions qu’on y veut faire ».
Développons cette idée en apparence simple : pour le matérialisme, nos idées, ou les concepts qui nous permettent de penser la réalité, sont des reflets dans notre conscience de ces choses, ou du mouvement de la matière. L’idéalisme nie ce caractère de reflet de la pensée : pour lui, c’est la pensée qui informe l’objet, et lui donne son contenu. On se contente généralement de renvoyer dos-à-dos ces deux théories, comme si elles avaient également tort. Ce qui est totalement faux. En réalité, l’idéalisme philosophique ne peut exister que suite à des insuffisances du matérialisme, mais un matérialisme rigoureux « absorbe » littéralement, et sans coup férir, tout l’idéalisme, en le privant de contenu.
En fait, il faut absolument garder à l’esprit que pour le matérialisme dialectique, la connaissance a deux moments : (i) un premier moment de strict reflet, où la pensée n’est que le reflet des objets extérieurs, ce qui permet d’éviter tout irrationalisme, qui voudrait qu’il y ait une partie de la connaissance qui vienne d’ailleurs que du mouvement de la matière (et d’où alors ?), et (ii) un moment de réfraction, le moment actif de la connaissance, où le reflet peut modifier en retour l’objet reflété.
Ce matérialisme-là est donc l’opposé absolu d’une vision passive du processus de connaissance. Le matérialisme mécaniste ancien (les Grecs, les Lumières, Feuerbach notamment) avait le défaut d’absolutiser le premier moment, celui du reflet, et donc de prêter le flanc à un idéalisme qui voulait légitimement réhabiliter le second moment, celui de la réfraction, mais en refoulant le premier moment, en le niant.
Pour le matérialisme dialectique, il n’y a pas de différence de nature entre les deux moments : ce sont comme les deux modes d’une même substance. L’idéalisme n’est en réalité que le moment de la réfraction du reflet (du même reflet !), mais absolutisé à outrance, et coupé de sa base. C’est ce qu’avait génialement vu Lénine dans ce fragment majeur :
« L’idéalisme philosophique n’est que niaiserie du point de vue du matérialisme grossier, simple, métaphysique. Au contraire, du point de vue du matérialisme dialectique, l’idéalisme philosophique est le développement (l’enflement, le gonflement) unilatéral, exagéré, überschwengliches (Dietzgen) de l’un des petits traits, de l’un des aspects, de l’une des facettes de la connaissance en absolu détaché de la matière, de la nature, divinisé. L’idéalisme, c’est de la bondieuserie. Juste. Mais l’idéalisme philosophique est (‘’plus justement’’ et ‘’en outre’’) la voie vers la bondieuserie par une des nuances de la connaissance (dialectique) humaine infiniment complexe. »1
Ainsi, pour le matérialisme dialectique, l’idéalisme n’est qu’un cas particulier de son système, qui se laisse tout à fait résorber en lui, et ne présente aucune difficulté théorique insurmontable.
Renoncer à la théorie du reflet après cela, comme le voudraient ceux qui pensent que la théorie du reflet est un « terrible archaïsme » dans le marxisme, du « pré-criticisme », ou même une mécompréhension du Marx « authentique », serait donc une régression théorique terrible, et fort dommageable. Cela signifierait tout simplement qu’il y aurait quelque chose de plus dans nos concepts (mais quoi ? et qui viendrait d’où ?) que dans les choses reflétées.
Et là, comme disait Plekhanov, il faut appeler un chat un chat, et c’est de l’idéalisme philosophique à l’état pur. Si on voulait aller plus loin, il y aurait dans cette idée un aspect kantien : il faut laisser au réel la « chose en soi » inconnaissable, et poser là une limite infranchissable à notre connaissance. Hegel a fait justice en son temps d’une telle « crainte d’errer, qui ne se rend pas compte par là qu’elle est bien plutôt l’erreur-même ».
Tout concept de limite dans la connaissance n’a de sens que s’il peut être repoussé : l’ignorer, c’est donc régresser de l’hégélianisme au kantisme, et à la mystique de la « chose en soi » inconnaissable. On voit donc à quel point la théorie du reflet est centrale dans le marxisme, et combien l’ignorer serait une terrible régression, qui refuserait tout ce qu’elle a pu apporter au matérialisme classique.
Notes de bas de page:
1- Voir: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/00/surlaquestion.htm