Peu de sujets dans le marxisme sont à la fois aussi méconnus du grand public, abstraits, et à même de déclencher des passions aussi vives qu’irrationnelles que la dialectique de la nature. Si cela intéresse le lecteur, l’auteur de cet article a déjà traité ailleurs ce sujet de façon plus rigoureuse et détaillée (cf. Numéro hors-série spécial philosophie 2021 d’Étincelles – « Dialectique de la nature : malentendus et clarifications »).
La thèse du caractère dialectique de la nature est aussi simple à énoncer qu’abstraite et difficile à appliquer à chaque cas concret scientifique : la matière naturelle, indépendante de l’action humaine, est fondamentalement marquée, dans son être même, par la dialecticité – c’est-à-dire par l’unité des contraires.
Cette thèse fut théorisée sous ce nom par Engels dans son ouvrage éponyme – jamais publié de son vivant. Néanmoins, même si Marx parle relativement peu des sciences de la nature dans ses ouvrages, et en tout cas ni en détail, ni de façon exhaustive, cette thèse est vite apparue comme étant totalement nécessaire au marxisme orthodoxe, sous peine de retomber assez vite dans un dualisme incompréhensible entre la nature et la société – dualisme que pourtant Marx avait liquidé avec brio (notamment dans l’Idéologie allemande, écrite en 1845), et qui menaçait de revenir par la fenêtre.
En effet, le problème était assez simple à poser : comment expliquer qu’il existe une dialectique dans l’histoire, et plus largement dans chaque objet social, si on ne présuppose pas qu’il existe aussi une dialectique de la nature (naturellement, à ce stade, personne n’a prétendu qu’il s’agirait de la même forme de dialectique – chacune pouvant conserver des éléments spécifiques), qui serait une sorte de préhistoire de la dialectique humaine et historique ?
Assez rapidement, les marxistes se divisèrent en trois camps, avec trois réponses possibles à apporter à cette question (par ordre chronologique d’apparition) :
(i) Les positivistes et les néo-kantiens, qui proliférèrent dès la mort d’Engels, notamment en la personne d’E. Bernstein, tenaient à peu près ce langage : il n’existe aucune dialectique dans le réel, qu’il soit historique ou naturel, et cette formule n’est chez Marx et Engels qu’un fossile hégélien. Le réel est analysable en des termes purement positivistes, et ne recèle en lui aucune contradiction. Au mieux, la contradiction n’est qu’un effet de nos pensées, comme le disait Kant, mais en aucun cas une propriété des choses mêmes.
(ii) Les marxistes orthodoxes, qui se réclamaient explicitement du matérialisme dialectique, en la personne de Plekhanov notamment : selon eux, la totalité du réel est dialectique, qu’il soit naturel ou social. Marx a repris à Hegel son concept de dialectique, mais il l’a modifié en profondeur, dans le sens du matérialisme. La dialectique n’est donc nullement un « fossile » inutile, mais bien une originalité propre à Marx. Bien entendu, il appartiendra à l’étude détaillée et concrète de chaque concept scientifique de déterminer la nature, la forme, l’intensité et l’utilité de sa dialecticité. Celle-ci pouvant d’ailleurs être de forme assez différente pour la matière naturelle et pour la matière sociale.
(iii) Les hégéliano-marxistes, que nous avons déjà rencontré dans un épisode précédent : seule l’Histoire humaine est dialectique, car elle nécessite un sujet conscient pour être effective, et le discours pour advenir à l’être. Quant-à la nature, celle-ci n’est au mieux, qu’une « catégorie sociale », au pire elle n’existe pas, ou bien elle est analysable en termes purement positivistes – positivisme qui est bien sûr refusé à l’Histoire. Pour tenter d’éviter le caractère fondamentalement idéaliste d’une telle position et d’un tel refus de la dialectique de la nature (la dialectique apparaît grâce à la conscience et au discours, elle qui a pourtant une portée ontologique, voilà qui semble bien peu matérialiste !), ils eurent vite l’idée de faire du travail humain et de sa spécificité, la cause de cette particularité de l’Histoire humaine et de son caractère dialectique (en empruntant d’ailleurs ironiquement, et sans jamais le citer, tout en le fourvoyant, le texte capital d’Engels intitulé « Sur le rôle du travail dans la transformation du singe en homme», publié dans l’ouvrage… Dialectique de la nature !) : le « Travail », avec un grand « T » comme abstraction anhistorique, voilà qui semblait déjà un peu plus materialist-friendly que la conscience et le discours comme cause de la dialectique ! Pour plus de détails sur ce point et cette position, ainsi que sur ses impasses théoriques, nous renvoyons à l’article déjà cité.
La question de la dialectique en général au sein du marxisme a assez vite donné lieu à un jeu de billard à trois bandes : sur la question de la dialectique au sein de la société humaine, les marxistes orthodoxes et les hégéliano-marxistes se sont assez vite ligués contre le camp des positivistes et des néo-kantiens (ii et iii contre i) ; mais sur la question de la dialectique de la nature, les hégéliano-marxistes se sont au contraire ligués avec le camp des positivistes et les néo-kantiens contre celui des marxistes orthodoxes (i et iii contre ii). Cet imbroglio a bien entendu passablement obscurci la discussion et le débat pour les néophytes, d’autant plus que celui-ci n’a jamais eu le moindre rapport direct avec la lutte des classes et les tactiques immédiates à adopter pour le mouvement ouvrier contre son ennemi mortel, la classe des capitalistes. Ce qui a également contribué à donner de cette question une image de débat assez ennuyeux, abstrait, et inutile pour la lutte des classes – bref, l’image d’un « truc d’intellos ». C’est aussi ce qui a rendu d’autant plus étonnant l’acharnement de certains à nier la dialectique de la nature chez Marx, négation qui demande qui plus est des trésors d’ingéniosité et de nombreuses contorsions. Pour un peu, on y soupçonnerait presque le signe d’une résistance psychanalytique.
Nous n’allons pas ici défendre l’idée que la dialectique de la nature serait une question vitale pour le mouvement ouvrier – d’excellents militants n’ont strictement aucun avis sur la question, et cela ne les gène guère, bien au contraire, dans leur pratique quotidienne. En revanche, c’est une thèse théorique (et insistons là dessus, ce n’est pas une question pratique) fort utile sur au moins deux points.
Premièrement, elle peut permettre d’éclaircir certains débats scientifiques contemporains, ou disons, pour les scientifiques, de les aborder avec moins de préjugés épistémologiques (et on sait combien ces préjugés peuvent être terribles !). Cette dialectique de la nature peut donc tout à fait contribuer à cette « psychanalyse de la connaissance » que le grand épistémologue rationaliste Bachelard appelait de ses vœux, afin d’écarter les « obstacles épistémologiques » qui peuvent se dresser sur le chemin tortueux de la science.
Deuxièmement, cette question, en apparence anodine, révèle généralement des divergences théoriques plus profondes : en creusant un peu, on s’aperçoit généralement que la négation de la dialectique de la nature aboutit à des positions complètement idéalistes sur bien des points, ainsi qu’à une liquidation pure et simple de la théorie du reflet, et du matérialisme en bout de course. Or, après un tel abandon théorique, on voit très mal comment la pratique pourrait ne pas en souffrir sur le long terme.