Centraux dans la dialectique, notamment marxiste, ces trois concepts font pourtant souvent l’objet de confusions assez regrettables, et qui peuvent parasiter certains débats : opposition, contraire, contradiction.
Il peut donc être utile de clarifier ces termes, afin de pouvoir engager les débats sur la dialectique avec les bonnes définitions. Dans le cadre de cette série, nous n’allons bien entendu pas retracer toute leur histoire de façon érudite, mais brièvement rappeler les définitions qu’en donne Aristote dans les Catégories (Organon I), un ouvrage absolument majeur de l’histoire de la pensée, et les commenter.
Le philosophe grec cherche dans celui-ci à énoncer quelles sont les catégories générales de la pensée et de l’être, afin de donner une première base à la logique, qui sera l’instrument de la science.
Cet ouvrage sera traduit aussi bien en latin, qu’en syriaque, puis arabe, durant l’Antiquité et le Moyen-âge, et sera la base de la formation philosophique de tous les penseurs de cette période. La question de son interprétation est infinie, et déboucha, entre autres, sur la fameuse « Querelle des universaux » au Moyen-âge. Il ne sera donc pas question d’en faire le moindre développement.
C’est dans le chapitre 10 des Catégories qu’Aristote définit les différents types d’oppositions. Les « opposés » (« antikeimenon » en grec, littéralement : être placé l’un en face de l’autre de façon indifférente) sont le genre général, des catégories de ce chapitre, qui elles en seront les espèces, donc des sous-parties. Il distingue 4 types d’opposition :
(i) les oppositions de termes relatifs, comme le double s’oppose à la moitié : ces opposés existent dans la réalité, mais ils ne sont opposés que par leur disposition entre eux (c’est à dire leur état formel), et pas par eux-mêmes ;
(ii) les oppositions de termes contraires, comme le Bien s’oppose au Mal : ces opposés existent dans la réalité, et ils sont opposés indépendamment de leur disposition, et donc par eux-mêmes. De plus, ils peuvent se changer l’un en l’autre (quelqu’un de bon peut devenir mauvais, et inversement);
(iii) les oppositions de privation et de possession, comme la cécité et la vue : ces opposés existent dans la réalité, et ils sont opposés indépendamment de leur disposition, et donc par eux-mêmes. Néanmoins, ils ne peuvent se changer l’un en l’autre.
(iv) les oppositions d’affirmation et de négation, comme « il est assis » et « il n’est pas assis » : ces opposés n’existent que comme discours, et nullement dans la réalité.

On voit donc ici que pour Aristote, l’opposition est un concept très large, et qu’il est donc impératif de le préciser.
Seuls nous intéresserons ici les oppositions de type (ii), les oppositions de termes contraires (« enantia » en grec, littéralement : être l’un en face de l’autre de façon hostile).
Aristote distinguent les contraires en deux grandes catégories : ceux qui existent nécessairement dans les objets dans lesquels ils existent par nature ; et ceux pour lesquels il n’est pas nécessaire que ce soit soit un terme, soit son contraire qui existe dans le sujet (au sens « d’upokeimenon », c’est à dire de substrat, et pas d’un sujet conscient de lui-même).
Pour la première catégorie de contraires, il n’y a bien entendu pas d’intermédiaire : comme par exemple le Bien ou le Mal dans un homme, la santé ou la maladie chez un animal, ou le pair et l’impair pour un nombre. Pour la seconde catégorie de contraires, il y a bien entendu des intermédiaires : comme par exemple les couleurs entre le blanc et le noir. Aristote termine ici dans cet ouvrage elliptique son analyse des contraires.
Dans d’autres textes, on trouvera le concept de « contradiction » sous le terme grec d’« antilegesthai » – littéralement « parler contre quelqu’un », avec une idée d’hostilité. Littéralement, la contradiction « dit le contraire », ou plutôt « parle à propos de ce qui est contraire ».
Il est donc évident que pour qu’il y ait contradiction, il faut bien évidement qu’il y ait diction, et donc un sujet parlant, mais il faut d’abord et surtout qu’il y ait un contraire à dire – contraire qui plus est qui existe indépendamment du sujet.
On peut sans risque prendre ces trois définitions d’Aristote pour base première de toute discussion sur le sujet de la dialectique entre marxistes.
Depuis Hegel, on place la dialectique dans le cœur même des choses, et on la définit comme « unité des contraires ». Notons immédiatement la précision de la définition, et sa subtilité : on ne dit pas « unité des opposés » (ce serait terriblement imprécis, nous l’avons vu, puisqu’il existe 4 types d’opposés, dont tous n’existent pas d’ailleurs dans la réalité), ni « unité des contradictions » (ce serait en rester au niveau du discours, à un niveau presque kantien), mais bel et bien « unité des contraires ».
En plaçant les contraires dans les choses, on voit bien que Hegel n’est pas infidèle par rapport à Aristote. En revanche, Hegel s’écarte d’Aristote en montrant qu’il y a une unité de ces contraires qui résident dans les choses, et que cette unité n’est pas un simple effet de notre pensée (comme dans le cas de l’unité des oppositions de termes relatifs).
Or, notons bien cela : que ce soit pour Aristote, Hegel, ou Marx, il est absolument évident qu’il existe des contraires dans la nature – l’un des exemples d’Aristote est d’ailleurs parlant, puisqu’il dit lui-même que l’une des oppositions des termes contraires qui existent dans la nature est celle entre la santé et la maladie chez l’animal.
Donc, s’il existe des termes contraires dans la nature, et que l’on professe la thèse de la dialecticité des contraires, c’est-à-dire de leur unité, on est nécessairement obligé de tenir la thèse d’une dialectique de la nature. La seule solution pour échapper à cela est, soit de refuser la dialectique tout court (comme les positivistes), soit de refuser qu’il existe des termes contraires dans la nature (ce qui est absolument le comble de l’absurde : le simple phénomène biologique de la santé et de la maladie devient juste indescriptible rationnellement, et nous ferait régresser en-deça d’Aristote).
On voit donc l’impasse dans laquelle sont engagés les autoproclamés « hégéliano-marxistes » (alors que Hegel lui-même professait la dialecticité de la nature !) lorsqu’ils nient la dialectique de la nature, tout en professant une dialectique de l’Histoire : soit ils doivent refuser toute dialectique, soit ils doivent accepter celle de la nature également, sous peine de devoir se risquer à la thèse absurde et métaphysique au possible qu’il n’existe aucun contraire dans la nature. Nous nous demandons bien par ailleurs comment on pourrait prouver une telle thèse.
Reste à examiner l’argument qu’estiment « ultime » les hégéliano-marxistes : dans la nature il n’y a pas de contradiction, car pour qu’il y ait contradiction, il faut qu’il y ait diction, c’est-à-dire irruption d’un sujet parlant dans l’Histoire.
Fort bien, mais aucune dialectique n’est « l’unité des contradictions », mais bien « l’unité des contraires » – contraires qui existent bien dans les choses-mêmes, indépendamment de la pensée et du langage.
Toute contradiction est une parole à propos d’une opposition matérielle de termes contraires, qui existent indépendamment du langage, et de sujets parlants et pensants.
Pour que cette parole soit possible, il faut nécessairement qu’il y ait quelque chose dont on puisse parler – à savoir un contraire. Si l’on veut bien rester matérialistes, il faut impérativement dire que toute contradiction n’est valable que parce qu’elle se dit à propos d’un contraire qui lui préexiste.
Ainsi, il n’y a aucune absurdité à ce que les contradictions sur lesquelles butent les chercheurs dans les sciences de la nature ne soient que la prise de conscience des oppositions de termes contraires qui leur préexistent dans la nature.
L’ambiguïté du débat vient du fait qu’on nomme souvent dans le langage courant « contradiction » aussi bien l’opposition de termes contraires qui existent matériellement, et le discours que l’on tient sur elle, et son existence dans la conscience.
Espérons que cette brève note aura contribué à clarifier ce débat.