Miniature médiévale, symbolisant « l’arbre de Porphyre », et le problème de l’ontologie des catégories – visiblement attaqué à la hache par un nominaliste.
Afin de clarifier certains malentendus et certains débats actuels dans le marxisme, il peut être utile de s’intéresser brièvement au concept « d’ontologie ». Sous son allure barbare, l’ontologie désigne en réalité une chose assez simple : l’étude de l’être, c’est-à-dire de ce qui est. En philosophie classique, il est utilisé pour se différencier de l’épistémologie, qui elle relève de l’étude des moyens de notre connaissance (je passe ici sur les questions d’étymologies en grec – passionnantes, mais qui seraient trop longues à traiter).
La distinction entre les deux est capitale pour bien différencier le matérialisme et l’idéalisme : en effet, la plupart de leurs désaccords viennent justement de la question du passage de l’ontologie à l’épistémologie, et inversement, c’est-à-dire de la relation entre nos concepts et ce qui est.
Pour les idéalistes, en général, il faut partir de l’épistémologie pour pouvoir comprendre l’ontologie : on part donc de nos idées, pour comprendre comment l’être fonctionne. A l’inverse, les matérialistes partent de l’ontologie pour pouvoir comprendre l’épistémologie – c’est-à-dire de l’être vers nos concepts, qui n’en sont que le reflet.
Ainsi, Descartes, qui est idéaliste, prétend déduire la certitude ontologique de l’existence séparée de la pensée par rapport à la matière à partir d’une priorité épistémologique : puisque je peux penser être même en faisant abstraction du monde (procédé épistémologique), alors j’ai le droit de déduire le caractère ontologiquement premier de ma conscience (conclusion ontologique).
Bien sûr, un tel passage illégitime scandalisera un matérialiste authentique : nous n’avons pas le droit de conclure à partir de notre structure de pensée à propos de la structure de l’être (car le reflet est généralement inversé).
A l’inverse, les matérialistes refuseront les atermoiements des idéalistes qui rechignent à conclure à partir de l’ontologie à propos de l’épistémologie : si nos concepts sont de telle ou telle nature, et qu’il n’y a aucune raison de penser qu’il y a là une déformation du reflet, alors on est en droit d’en conclure que les choses dont nos concepts sont les reflets sont bien de la même nature.
Ainsi, le concept d’ontologie est central dans la lutte entre le matérialisme et l’idéalisme, et à le refuser en ce sens « d’étude de ce qui est », on court le risque de laisser le champ libre à un idéalisme débridé de type kantien, qui vise à interdire toute étude de ce qui est, pour se contenter d’une analyse éternelle et interminable sur les outils de notre connaissance.
Par ailleurs, l’ontologie peut également recevoir un sens encore plus minimal : c’est aussi l’ensemble des objets qui existent pour un individu ou un groupe, dans sa représentation du monde. En ce sens, minimaliste, tout individu possède une ontologie inconsciente, et la philosophie vise à en faire prendre conscience, et à l’examiner rationnellement. Nier l’ontologie dans ce sens serait donc un non-sens, puisque tout individu professe bien la croyance dans un certain nombre d’entités, plus ou moins critiquées. Ce sens est très proche de la Weltanschauung des allemands, une « conception du monde » que possède plus ou moins tous les individus.
Mais alors pourquoi une telle méfiance envers l’ontologie dans les milieux universitaires, et même chez beaucoup de marxistes ?
Tout d’abord, il faut noter qu’historiquement, pour Aristote, l’ontologie est la science suprême de la métaphysique, l’étude de « l’être en tant qu’être ». Ainsi, historiquement, l’ontologie a longtemps désigné une branche fort spéculative de la philosophie, la métaphysique, dans ce qu’elle avait de plus fossilisée : la recherche d’un absolu anhistorique.
Kant a fait justice à cette recherche illusoire, et c’est un de ses plus grands mérites. On peut donc comprendre que des marxistes se montrent méfiants envers un terme qui charrie avec lui une telle histoire : en ce sens, l’ontologie est en effet une restauration de la substance, c’est-à-dire de l’être antérieur à l’histoire, et indépendant de tout changement.
En ce sens aristotélicien, il n’y a pas d’opposition plus frontale entre l’ontologie et la dialectique : la première étudie l’être de façon substantielle, statique ; la seconde étudie l’être comme étant un ensemble toujours en mouvement et en changement, même dans ses structures fondamentales.
Kant a par ailleurs violemment attaqué ce concept d’ontologie, et l’a ruiné : selon lui, croire que nos concepts nous donnaient directement accès à la structure même de l’être, en un sens statique, absolu, était de la pure illusion dogmatique.
Par ailleurs, le mot « d’ontologie » a été au XXe siècle récupéré et privatisé par l’irrationalisme d’Heidegger, ce qui l’a rendu encore plus suspect à tout marxiste authentique. « L’ontologie », chez Heidegger, est une tentative de penser l’être sans l’étant, c’est à dire l’être indéterminé, immédiat (et donc ineffable en réalité), indépendamment de tout être déterminé. Ici encore, le projet ontologique d’Heidegger était radicalement anti-dialectique, et anhistorique, puisqu’il s’agissait de trouver en réalité quelque chose de plus profond que l’Histoire et les rapports de production pour expliquer l’homme. Inutile de dire tout ce que ce projet irrationaliste et anti-marxiste au possible a pu avoir de réactionnaire. Ici encore, l’opposition entre la dialectique et l’ontologie semble sans retour.
Mais alors dans ce cas, comment comprendre le projet de Hegel d’avoir voulu penser une « ontologie dialectique », si ces deux termes sont un oxymore ? C’est très simple, c’est que Hegel a inauguré le concept d’ontologie tel que nous l’avons défini : l’étude de l’être, non comme substance, mais dans son devenir.
Car il ne faut pas oublier que le geste principal de Hegel reste d’avoir fait sortir la dialectique de son « ghetto épistémologique » pour le faire rentrer dans son « royaume ontologique » : jusqu’à Kant inclus, la dialectique était une discipline qui nous permettait simplement d’analyser nos idées, afin de les purifier de leurs illusions fondamentales ; à partir de Hegel, la dialectique est placée dans les choses-mêmes – autrement dit, elle acquière ainsi une portée ontologique.
Notons que les marxistes qui ont réintroduit le concept « d’ontologie » (comme Lukács), pour lutter à la fois contre la dérive kantienne (s’interdire de penser ce qui est, et rentrer dans le « ghetto de l’épistémologie »), et contre la dérive mécaniste (plaquer directement et de façon acritique nos concepts sur la structure même de l’être), ne l’ont pas fait sans réticence.
Ainsi, Lukács n’a dû sa décision de réemployer ce terme honni depuis Kant, qu’après la lecture de Nicolas Hartmann, qui a soumis le concept métaphysique à une dure critique, et l’a purgé de sa tentative d’accaparement par les heideggeriens – lesquels ne se sont pas trompés puisqu’ils organisent de temps à autre des séminaires contre Lukács et le marxisme en général, aujourd’hui encore. L’objectif était ainsi de penser une ontologie dialectique, purgée de toute métaphysique et de tout irrationalisme.
Bon gré, mal gré, le terme, malgré son histoire chargée, reste indispensable pour distinguer l’ontologique de l’épistémologique, c’est-à-dire ce qui relève de nos concepts, et ce qui relève de l’être même. Séparation qui, au fond, est le cœur de la philosophie, et de la scission fondamentale entre matérialisme et idéalisme.