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Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 6 : Kant et le marxisme

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Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 6 : Kant et le marxisme

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La relation de Kant au marxisme a une histoire longue et complexe, pour la simple et bonne raison que l’histoire de la relation de Kant à toute la philosophie qui l’a succédé est incroyablement longue et complexe. Il n’est pas exagéré de dire que d’un point de vue psychanalytique, Kant exerce un rôle de figure tutélaire sur la philosophie contemporaine, et que son ombre s’étend partout sur elle. En tant que figure du Père, elle est à la fois intouchable – car jouissant d’une autorité incontestable dans la philosophie contemporaine bourgeoise, pour ce qui est de l’épistémologie –, et secrètement haïe par ces mêmes philosophes bourgeois.

Mais reprenons les choses du début : en effet, qui est Kant ?

Enseignant à Köningsberg, né en 1724 et mort en 1804, rien ne semblait prédisposer ce paisible professeur de philosophie prussien à devenir un tel monstre sacré de la philosophie contemporaine. D’autant que ce tard-venu à l’écriture philosophique (il a 40 ans lorsqu’il publie ses premiers ouvrages, que l’on qualifie pourtant d’ouvrage de « jeunesse » (sic !), et presque 60 ans lors de la première édition de l’ouvrage qui le rendra célèbre et symbolisera sa philosophie définitive – la Critique de la Raison Pure) prend soin de cultiver une image rigoureuse d’allemand sérieux. Il n’est jamais sorti de sa Köningsberg natale, et la légende raconte ainsi qu’il n’a dévié que deux fois de sa promenade quotidienne : la première pour acheter le Contrat social de Rousseau en 1762, la seconde pour aller acheter le premier les nouvelles au lendemain de la prise de la Bastille en 1789 !

D’un point de vue tout autant biographique que historique, Kant est le philosophe qui clôt le siècle des Lumières, et le premier à accompagner philosophiquement la Révolution Française. De façon prudente, il est vrai : l’homme est courageux, mais pas téméraire (voir à ce sujet l’excellentissime livre du regretté Domenico Losurdo : Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant).

D’un strict point de vue subjectif, Kant a souhaité dépasser les impasses théoriques du scepticisme humien de son siècle (le réel n’est pas analysable en termes rationnels, il faut se contenter de nos expériences empiriques qui ne peuvent jamais être organisées de façon complètement rationnelle) et le dogmatisme scolastique (le réel est a priori rationnel, car son sens est donné par un Dieu créateur logiquement démontrable), symbolisé à l’époque en Allemagne par Christian Wolff, un leibnizien de synthèse (dans tous les sens du terme).

Kant a ainsi voulu montrer que nos expériences subjectives sont certes nécessaires, mais qu’elles sont guidées par une rationalité sous-jacente qui les guide, mais qui n’est pas donnée a priori. Toute vérité est donc subjective, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle est relative : car en effet, nous partageons tous une même structure de rationalité (comment et pourquoi ? Cela Kant ne le dit pas), même si nous n’en avons pas conscience – et c’est ce que Kant appelle du nom un peu barbare de « sujet transcendantal ».

Celui-ci n’est pas le sujet empirique (vous et moi, avec notre bagage biographique, on évite donc le relativisme), ni un sujet transcendant (comme Dieu, ce qui permet d’éviter le dogmatisme). Kant a donc ainsi remis le sujet au centre de la philosophie (bien que Descartes l’ait précédé en cela, avec peut-être moins de clarté), sans devoir souscrire pour cela à un quelconque irrationalisme. En cela, ses mérites sont immenses.

Ainsi, Kant a mis fin objectivement aux Lumières, tout en en étant le couronnement impeccable, semblant renvoyer dos-à-dos le positivisme dogmatique du matérialisme des uns, et le scepticisme idéaliste des autres – tout en semblant porter un coup fatal à la métaphysique et au spiritualisme adepte de la bondieuserie.

Seulement, pour reprendre le mot de Losurdo, la pensée de Kant est essentiellement un compromis – et pas seulement en politique. Or, tout compromis est fait pour être rompu si les conditions qui ont présidé à son instauration cessent.

Ainsi, le combat de Kant s’est d’abord et avant tout dirigé contre la « chose en soi », par opposition aux phénomènes – la chose telle qu’elle existe indépendamment de notre pensée, et qui est la source de nos représentations. Pour Kant, nous ne pouvons connaître que les phénomènes, et pas la chose en soi, ce qui est une fin de non-recevoir au matérialisme (et à l’idéalisme objectif d’un Hegel, mais c’est une autre affaire). En effet, toutes nos perceptions ne sont telles que parce que notre raison est structurée d’une certaine façon : puisque nous ne pouvons jamais faire abstraction de notre raison dans notre perception, nous ne pouvons jamais départager ce qui nous appartient en propre dans les phénomènes, et ce qui relève des choses elles-mêmes. Pour faire une comparaison, autant tenter de savoir de quelle couleur seraient les objets une fois que nous nous serions arrachés les yeux.

Cependant, ce partage entre chose en soi et phénomène, et l’interdiction d’étudier la chose en soi, ne valent que pour les sciences, et en particulier les sciences de la nature. La philosophie de Kant obéit donc à une stricte division du réel, et donc du travail intellectuel : à la science le phénomène, et notamment la compréhension de la nature, et à la philosophie pratique (la morale), et bien sûr à la religion, l’étude de l’Homme et de la société. Kant confessera même dans la préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison Pure : « j’ai dû supprimer (aufheben) le savoir pour faire une place à la foi ».

On commence ici à toucher du doigt la figure du Père qu’incarne Kant dans la philosophie bourgeoise contemporaine, et son aspect essentiel de compromis : il a imposé l’interdit d’étudier de façon rigoureusement scientifique les phénomènes moraux et sociaux humains, en cantonnant dans leur ghetto naturaliste et positiviste les sciences et leurs méthodes. La décision de Kant est fondamentalement ambiguë : d’un côté, à son époque, il s’agissait de garantir aux vérités scientifiques une validité certaine, contre le féodalisme ; d’un autre côté, la condition fut de leur interdire de se mêler d’affaires humaines et politiques. Kant est donc intervenu pour défendre la science contre le féodalisme, mais au prix d’une limitation terrible de celle-ci : c’est ce que l’on appelle un compromis.

La position de Kant, malgré ses ambiguïtés, était fondamentalement progressiste à son époque. Kant était un partisan convaincu de l’égalité humaine, et un ennemi aussi acharné que discret du féodalisme : il est à peine besoin de noter que son sujet transcendantal instaure dans le domaine de la connaissance une égalité semblable à l’égalité juridique bourgeoise formelle (ce qui n’est pas une insulte, loin de là) contre les privilèges d’ordres.

La question fondamentale est plutôt de savoir comment cette position progressiste pour l’époque a pu se retourner aujourd’hui en position fondamentalement réactionnaire, et expliquer la popularité incroyable de Kant dans la philosophie bourgeoise.

De son vivant, Kant fut vigoureusement attaqué, mais aussi salué, par la jeune garde révolutionnaire de l’idéalisme allemand : Fichte, le jeune Schelling (avant qu’il ne vire restaurationniste), et bien sûr Hegel. Hegel a ainsi salué le mérite immortel de Kant d’avoir replacé au centre de la pensée la dialectique, la pensée de la contradiction, en la présentant, non comme une illusion arbitraire, mais comme une action nécessaire de la raison. Mais il lui a aussi reproché durement de ne pas avoir placé la contradiction au cœur des choses-mêmes : ce serait une « tendresse » inutile pour les choses-mêmes qui aurait retenue Kant, tendresse qui voudrait empêcher les choses de se contredire elles-mêmes.

On voit donc ici le rapport fondamentalement ambigu de Hegel à Kant : Hegel a toujours loué Kant d’avoir ouvert de nouveaux chemins, mais il lui a toujours reproché de ne pas les avoir lui-même pratiqués. Kant est donc resté pour Hegel au milieu du gué, et en lui le bien et le mal philosophiques sont toujours mêlés. Il lui a aussi toujours su gré d’avoir replacé le sujet au centre de la philosophie, et un sujet rationnel, mais il lui a aussi toujours tenu rigueur de ne pas avoir su démontrer la genèse historique de ce sujet transcendantal – ce sera d’ailleurs toute l’ambition de la monumentale Phénoménologie de l’Esprit (1808). Enfin, Hegel a accompli le parricide de la philosophie moderne : en démontrant comment l’esprit humain, compris comme production historique, pouvait connaître la chose en soi, il a brisé l’interdit kantien le plus fort – celui de défendre à la science la connaissance de ce qui est au-delà du phénomène. C’est là le vrai crime que la philosophie bourgeoise, devenue entre-temps complètement irrationaliste et décadente, ne lui a jamais pardonné.

Et le marxisme alors ? Quel rapport a-t-il entretenu avec le « vieux Kant » ? Marx, étant philosophiquement l’héritier de Hegel, malgré leur rupture, a toujours plus ou moins considéré le cas du philosophe de Köningsberg comme ayant été définitivement réglé par Hegel. Il a été supprimé au sens dialectique du terme, c’est-à-dire conservé dans ce qu’il avait de rationnel, et écarté dans ce qu’il avait de dépassé. Aux yeux de Marx, Kant a incarné la philosophie bourgeoise dans son acmé aussi progressiste et révolutionnaire qu’ambiguë.

Avant Kant, ce n’est pas Kant ; et après Kant, ce n’est plus Kant. Toute la philosophie qui précède Kant est désormais inutile à la bourgeoisie : c’est une philosophie soit dogmatique et positiviste, soit sceptique et trop subjectiviste, soit spiritualiste métaphysique. Bref, inutilisable idéologiquement contre le prolétariat, car dépassée. Et après Kant, c’est déjà Hegel, la contradiction dans les choses et dans l’Histoire, le bruit et la fureur, la raison produite historiquement – et donc déjà un peu Marx. Avec Kant, on respire, on se sent bien (du moins en apparence) : les catégories de la pensée sont données a priori, et ne changent pas. La pensée est indépendante de l’Histoire et des intérêts, et la science ne peut connaître le fond de la vérité de ce qui est. Rien ne peut donc venir troubler un futur qui devra essentiellement ressembler au présent. S’il y a un doute sur l’état du monde, la morale subjective suffira, car elle est le sommet de ce dont sont capables les hommes. Bref, avec Kant, on est à l’aise, dans le confort de la pensée que les anglais nomment délicieusement le « cant » (le « confort douillet » en français).

C’est pourquoi depuis que le marxisme est devenu une philosophie internationale, il s’est trouvé moult « marxistes » pour tenter de « compléter » Marx avec Kant : Marx, c’est bien, cela permet de penser l’Histoire et l’économie, mais pour la vraie philosophie, la connaissance et la morale, revenons en à Kant. La preuve, on a pas fait mieux depuis. Inutile de dire que toutes ces tentatives (Bernstein, Sartre, et tant d’autres) ne sont rien d’autre qu’une tentative de réintroduire le point de vue bourgeois dans le marxisme, et doivent donc être combattues avec fermeté.

Pourtant, le philosophe de Köningsberg n’a rien de cette mollesse doucereuse qu’on lui a souvent prêté. En effet, qui veut bien le lire y décèlera une pensée toujours vigoureuse et inquiète, tendue tant vers l’actualité politique que scientifique, et préoccupée du devenir du genre humain, dans toutes ses contradictions. Ses ouvrages de « jeunesse » n’inaugurent-ils pas une nouvelle façon de concevoir les sciences de la nature ? N’a-il pas lui-même écrit dans sa vieillesse au jeune et bouillonnant jacobin Fichte que désormais il s’agissait à la nouvelle génération de philosophes allemands de pousser plus loin leurs pensées, mais nullement à lui, le vieillard qui terminait son ultime étude ? Enfin, comment rabaisser au niveau de notre intelligentsia contemporaine arriviste et mondaine, un homme qui écrivit ceci à propos de la Révolution Française dans son testament politique, le Conflit des facultés :

« Malgré les récompenses en argent, les adversaires des révolutionnaires n’ont pu se hausser jusqu’au zèle et à la grandeur d’âme qu’éveillait en ceux-ci le simple concept de droit, et même le concept d’honneur de la vieille noblesse guerrière (un équivalent de l’enthousiasme) s’est évanoui devant les armes de ceux qui avaient en vue le droit du peuple dont ils faisaient partie et se considéraient comme les défenseurs de ce droit ; exaltation avec laquelle le public qui contemplait du dehors sympathisait sans la moindre intention de participation active. »

On comprend ainsi que face à la tentative de Bernstein de réhabiliter contre Marx un Kant affadi, Plekhanov n’hésita pas à lui opposer la figure d’un Kant authentique, et bien vivant dans les contradictions de son siècle, contre le Kant vampirisé et rendu exsangue, rassurant et acceptable pour la bourgeoisie, car purgé de toutes ses contradictions : Kant contre le « cant », telle fut sa réponse – un Kant vivant, contre le confort doucereux de la lâche mollesse d’une bourgeoisie décadente.

Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 6 : Kant et le marxisme

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