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Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 9 : Platon et le communisme, un éternel paradoxe

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Un p’tit Verre de rouge! #Épisode 9 : Platon et le communisme, un éternel paradoxe

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Le philosophe qui voudrait s’attaquer au « cas Platon » ne cesserait de se heurter aux étrangetés, et aux excentricités de ce penseur hors-norme, surtout s’il s’attache à la question aussi difficile et épineuse de son rapport au « communisme », quelque soit le sens que l’on donne à ce terme.

D’un côté, chaque lecteur attentif pourra l’affirmer : entre le communisme moderne, né grosso modo de la lignée Rousseau-Mably-Babeuf-Marx, et l’Athénien, il y a un antagonisme de pensée total. Platon est et reste un penseur aristocratique, un défenseur de la hiérarchie sociale : tout, dans sa doctrine et sa vie personnelle, y ont contribué. L’affaire serait donc entendue : entre Platon et le communisme, ce ne serait que l’histoire d’un immense malentendu, et tout éloge ou blâme de Platon au nom du communisme serait un grossier contresens.

Mais d’un autre côté, Platon n’a jamais cessé de déchaîner contre lui les accusations de « collectivisme », de « communisme », ou même plus récemment de « totalitarisme ». Chacun sent très clairement qu’une telle persistance et persévérance dans l’accusation cache quelque chose, comme si finalement l’affaire était plus compliquée qu’elle n’en n’avait l’air initialement.

Le paradoxe le plus profond de Platon pourrait être synthétisé comme ceci : bien que Platon se soit toujours clairement situé dans le camp de la réaction aristocratique athénienne, et en ennemi acharné de la démocratie, il reste l’auteur d’un des systèmes épistémologiques les plus démocratiques et universalistes qui soient. En effet, rien n’est plus accessible à chacun, plus rationaliste et plus éloigné de l’intuition mystificatrice que la théorie de la connaissance de Platon. Rien n’est aussi plus éloigné de lui que le particularisme de la pensée, si chers à nos sophistes post-modernes à nous. Au point même où, dans le célèbre dialogue du Ménon, Socrate montre à Ménon, un jeune et riche élève des sophistes, que, malgré tout l’argent qu’il a dépensé chez ses maîtres, son petit esclave possède toutes les qualités en lui pour pouvoir procéder à toutes les démonstrations mathématiques : on pourrait difficilement imaginer humiliation plus cuisante, et un pied-au-nez plus exemplaire que celui-là, fait à l’opinion commune grecque de son siècle.

Et le paradoxe ne s’arrête pas là : Platon était un fils d’excellente noblesse athénienne. Son cousin Critias et son oncle Charmide ont fait partie lors de la guerre du Péloponnèse de la Tyrannie des Trentes qui a, en 404 avant J-C, renversé la démocratie athénienne, pour y instaurer un régime oligarchique. Critias faisait partie de la branche la plus dure et extrémiste du parti oligarchique, celle qui assassinat même à ce moment-là l’oligarque plus modéré Théramène. Or, on sait assez peu que Anytos, l’accusateur qui parvint à faire condamner à mort Socrate en 399, était un proche de Théramène, et on sait le choc énorme, tant politique qu’existentiel, cette mort eut sur Platon. Pour le dire autrement, toute la jeunesse de Platon l’a placé dans la frange la plus extrémiste et réactionnaire de l’aristocratie athénienne, celle qui a toujours refusé de faire le moindre compromis avec la bourgeoisie alors montante de la Cité. Il n’a d’ailleurs jamais renoncé à cette haine absolue faite à la caste marchande, et c’est elle qui guidera profondément sa pensée politique.

Mais voici qu’à la lecture de son grand ouvrage de maturité, la République, les choses se compliquent encore un peu : Platon se fait grand réformateur social et politique, et plus que radical. Son principe de départ est simple : rien dans l’être social ne doit être imperméable à une direction absolue par la raison humaine. La radicalité avec laquelle il en tire ses conclusions n’en n’est que plus impressionnante. Certes, Platon a les yeux rivés sur le modèle militarisé spartiate, et plus encore sur le modèle des castes égyptiennes, qui permettent selon lui de stabiliser les classes sociales, et de les figer éternellement. On retrouve toujours chez lui cette obsession réactionnaire, mais comme sublimée dans une synthèse qui dépasse de très loin son époque.

Platon y propose non seulement la direction de la cité par les philosophes, ceux qui savent, et donc, qui peuvent planifier rationnellement tous les détails de la vie économique et sociale, mais en plus, il propose une abolition de la famille (par la communauté des femmes et des enfants) et de la propriété privée pour ces gardiens-soldats de la Cité ! Certes, le reste de la Cité, les travailleurs, conservent une propriété privée, mais celle-ci doit être le plus strictement possible limitée : on ne doit pouvoir posséder que de quoi travailler individuellement, et le strict nécessaire. Toute accumulation de richesses est donc proscrite. Même si elle n’est réalisée que dans une classe particulière (mais qui n’est pas de faible taille, contrairement à ce que l’on croit souvent : Platon donne le chiffre de 1000 soldats, soit la moitié de ce que Sparte alignait à l’époque), on voit ici que cette abolition de la famille et de la propriété privée, et le fait de la placer comme horizon idéologique d’un développement complet de l’individu et de l’humain, n’a pu qu’alerter très dangereusement tous les défenseurs de l’ordre établi, que cet ordre soit bourgeois ou aristocratique, et leur faire comprendre que Platon voyait plus loin qu’eux. Il va de soi qu’en raison de l’extrême différence des modes de productions, et de l’arriération totale de celui de Platon, parler de « communisme » à son égard n’aurait, à strictement parler, aucun sens, et serait un anachronisme.

Mais par ailleurs, Platon propose dans cet ouvrage ce qu’il faut bien appeler un « féminisme paradoxal », quitte à risquer l’anachronisme. Il expose certes sans aucun ambage que la femme est inférieure en tous les domaines à l’homme (dans le Timée, il présentera la naissance en femme comme une malédiction justifiée : nul féminisme au sens strict donc chez Platon, il assume totalement l’inégalité des sexes), mais cela ne doit pas permettre d’en conclure à l’exclusion de la femme du domaine des arts de la guerre, et donc aussi des magistratures politiques et de la philosophie. En effet, s’il y a une inégalité de degrés entre les hommes et les femmes, il ne faut pas pour autant en conclure selon Platon qu’elles ne puissent être utiles à la Cité, y compris dans ses fonctions les plus hautes. On comprend donc pourquoi nous avons parlé de « féminisme paradoxal » : tout en proclamant et en assumant totalement (comme tous les Grecs de son époque), l’inégalité hommes-femmes, Platon n’en tire aucune conséquence politique majeure. Au contraire, en philosophe radical que n’arrêtent pas les préjugés de son siècle, il en conclut que si l’inégalité naturelle n’est que de degrés, alors l’inégalité politique ne peut être que de degrés, et qu’il est irrationnel de vouloir exclure les femmes de la caste des philosophes-soldats.

Enfin, et c’est le point le plus explosif, et pourtant le plus méconnu : Platon ne fait aucune mention claire dans la République d’une utilisation économique d’esclaves, alors que toute la société de son temps est basée sur l’esclavage. De nombreuses études ont bien démontré ce point, et insisté dessus[1]https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1970_num_83_394_1108 : là où Aristote justifie l’existence « d’esclaves par nature », Platon élabore une Cité où le travail des esclaves est effectué par des salariés et des artisans. On pourrait difficilement imaginer plus choquant pour l’Antiquité : alors même qu’il imagine de façon burlesque une cité gouvernée par des femmes, le poète comique contemporain Aristophane leur attribue quand même des esclaves – après tout, la plaisanterie a ses limites, de classe en l’occurrence. Il est d’autant plus troublant que Platon accomplisse cette révolution en silence, et non sans ambiguïté : les discussions de spécialistes n’en finiront jamais sur le sujet, mais il reste néanmoins que tout le monde s’accorde pour dire qu’il n’existe dans la cité idéale de la République aucune classe qui puisse posséder des esclaves. En effet, les philosophes-soldats n’ont aucune propriété privée (donc l’État non plus), et les travailleurs ne doivent posséder que leurs outils, ce qui exclut clairement la possession d’esclaves. Or, si personne ne peut être maître dans la cité, qui sera donc esclave ?

On comprend vite les controverses sans fin que Platon a pu déclencher, y compris très rapidement à sa mort. En effet, le premier à l’accuser plus ou moins de « communisme » n’est autre qu’Aristote : « Le propre de Phaléos [un autre philosophe politique], c’est l’inégalité des richesses ; tandis que celui de Platon, c’est la communauté des femmes, des enfants, et des richesses » (Politiques, II, 1274b). On peut difficilement être plus clair, d’autant que Aristote présente Platon comme étant le parfait opposé d’un partisan revendiqué de l’inégalité sociale. Aristote exagère ici bien sûr, mais on voit que le problème est aussi ancien que profond. Cette accusation a couru jusqu’à nos jours avec Karl Popper, qui a tenu à assimiler Platon tant à un « communiste totalitaire » qu’à un esclavagiste. On a fait justice de ces contresens et de ces calomnies[2]https://ml-chobadindegui.medium.com/la-republique-de-platon-87fd54687a8a, mais on voit bien que l’accusation de « communisme » a malgré tout du mal à mourir de sa belle mort.

Pour ce qui est de la contribution de Platon au communisme moderne, nul n’incarna mieux cette convergence inattendue que Mably, l’un des philosophes des Lumières le plus radical, et une référence directe de Babeuf. Mably a construit son communisme, encore un peu rudimentaire, en référence tant à Rousseau qu’à Platon. On a ainsi pu écrire ceci[3]https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Origines_du_socialisme_contemporain/02 à son égard : « Pour nous en tenir à Mably, J -J. Rousseau, qui l’a beaucoup connu, prétend avoir été pillé par lui. C’est une erreur ou du moins une exagération, car Mably s’est inspiré directement de l’antiquité, au moins autant que de Rousseau. C’est de Platon qu’il a emprunté les deux principes de sa philosophie politique, principes qu’il a transmis à nos révolutionnaires. Le premier, c’est que l’état a pour mission de faire régner la vertu ; le second, c’est que la propriété individuelle est l’effet de l’égoïsme et la source de toutes les haines et de toutes les guerres qui se partagent les États. La première de ces maximes a passé directement de Mably à Robespierre et à Saint-Just ; la seconde, à Babeuf. » On peut difficilement être plus claire sur l’influence de Platon sur Mably, même si ce fût au prix de quelques contresens historiographiques, Mably reprenant surtout de Platon sa haine de la propriété privée, en changeant au passage la critique de la démocratie qui y était afférente pour l’athénien.

A Mably, il faut bien entendu ajouter Fichte, un jacobin radical, chez qui la critique de la propriété privée par Platon aura aussi une postérité très importante. Si Fichte nous intéresse ici, c’est qu’outre son jacobinisme inébranlable, il fut aussi l’auteur de l’État commercial fermé, la première proposition d’une économie entièrement planifiée – dont le lien avec le communisme moderne est évident. La postérité de Platon dans la période de genèse du communisme est donc bien réelle, même au prix de quelques déformations.

Bien sûr, on pourrait objecter à cela que Platon a aussi eu une large postérité dans la pensée réactionnaire : au vue du nombre des aspects de sa pensée clairement aristocratiques et anti-démocratiques, c’est le contraire qui aurait été étonnant. La question devrait plutôt être la suivante : de toutes ces interprétations contradictoires, laquelle est la plus fondée, non pas sur des morceaux isolés de la pensée de Platon (chaque camp trouvera une citation qui lui conviendra), mais bien sur le sens profond de celle-ci ?

Or, quelle était la position politique exacte de Platon, dans la lutte des classes de son époque ? Il est évident qu’à ce moment-là, les deux seuls classes d’envergure qui ont les moyens de mener un combat pour emporter le contrôle de la société, et de le prolonger idéologiquement, sont la bourgeoisie marchande montante, et l’aristocratie guerrière. Ni le prolétariat, ni les esclaves n’ont cette capacité au Ve et IVe siècle avant JC (a contrario, il n’en n’ira pas de même dans les dernières années de la République romaine par exemple) : ils sont condamnés, vu l’état des rapports de forces productives, à demeurer des classes spectatrices, sans portée idéologique réelle. Il est absolument évident que Platon vomit de façon absolue cette bourgeoisie marchande, et que sa haine n’est pas moins forte pour cette fraction de l’aristocratie athénienne qui a cru bon durant le Ve siècle de s’allier avec elle.

Néanmoins, si son cœur penche très certainement pour la frange la plus radicale de cette aristocratie, il est un esprit beaucoup trop lucide pour ne pas s’apercevoir que si elle a perdue le combat, c’est qu’elle le méritait aussi. La vieille aristocratie est morte, et rien ne la fera revenir : on peut bien la regretter, mais ces regrets sont vains. Bien plus, son tort principal selon Platon est d’avoir placé le principe de l’honneur beaucoup trop haut, et d’avoir négligé la rationalité. Elle est donc réduite à être une classe subalterne dans la Cité idéale, et condamnée à servir seulement de supplétif à la classe des philosophes-soldats, contre la classe des marchands et artisans, et autres possesseurs de propriété privée. On voit donc que Platon tente sincèrement de viser un dépassement de ce conflit, bien sûr de façon utopique et complètement confuse au vue de son siècle, mais tout de même. Nous savons aujourd’hui que ce troisième terme ne peut être autre que le prolétariat, la seule classe à pouvoir arrêter les ravages du capitalisme, tout en enterrant pour de bon toutes les classes pré-capitalistes et féodalistes. Cela Platon ne le savait pas, mais ce qui a fait sa grandeur, c’est qu’il a tenté de viser plus loin que son époque, même si c’était dans le vide. Ne pas y être arrivé n’est pas une faute, et son rêve est resté un simple rêve : nul n’empêche qu’il ne suive son cours objectif, indépendamment des intentions de son auteur.

Engels dit quelque part[4]https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615b.htm que « derrière l’inexactitude économique formelle peut donc se cacher un contenu économique d’une grande vérité ». Il en va de même en philosophie : derrière l’inexactitude philosophique formelle (Platon n’était pas communiste, c’est historiquement absolument incontestable, et ce serait une erreur formelle de le dire), peut se cacher un contenu philosophique très juste : Platon a objectivement posé, bien malgré lui, des contenus qui deviendront fondamentaux dans le pensée communiste. Ces contenus peuvent être synthétisés ainsi : (i) théorie de la connaissance démocratique et universaliste ; (ii) soumission de l’organisation sociale à une rationalité intégrale et à la planification ; (iii) abolition de la famille et de la propriété privée comme horizon d’accomplissement de l’individu humain ; (iv) embryon de féminisme et d’universalisme ; (v) tentative de créer une cité idéale sans esclaves, avec une place explicitement accordée et même structurellement possible. Mis bout-à-bout, ce n’est pas un mince tour de force pour son époque et son milieu, et l’on comprend que le « divin Platon » nous réserve décidément encore bien des surprises.

References

References
1 https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1970_num_83_394_1108
2 https://ml-chobadindegui.medium.com/la-republique-de-platon-87fd54687a8a
3 https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Origines_du_socialisme_contemporain/02
4 https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615b.htm

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