A tous ceux qui vivent en apnée en attendant une improbable reprise du monde d’avant, les mêmes qui parlaient tant du « monde d’après »…
« Thèse 16 » des Dégâts de la pratique libérale : « La métamorphose de la société française doit être considérée comme irréversible en ses modalités économiques, culturelles, politiques ». Et je vous fais grâce de la conclusion du Capitalisme de la séduction qui prévoyait déjà en 1980, la dictature du centre mou et la « convivialité » internet, avec toutes les complicités, compromissions et conséquences qu’on voit chaque jour s’étaler aujourd’hui.
Inutile donc de faire comme si on pouvait revenir en arrière. Espérer un quelconque retour est définitivement réactionnaire, de fait. Toute idée de retour avec laquelle on peut flirter, même la plus progressiste, humaniste, rigolote, relève d’une incapacité à anticiper, à voir venir et donc à analyser la logique des phénomènes qui se déroulent sous nos yeux ébahis. Quant à l’étude de l’ébahissement, de la sidération, du « choc », elle n’est pas essentielle. Toutes ces constatations ne sont que des constats, ils ont été faits de longue date. Il ne nous arrive rien de plus, rien de très différent qu’aux générations précédentes. La logique est la même, la sidération fait juste tâche d’huile, ou elle saute d’une catégorie sociale à une autre.
La sociologie bourdieusaine nous a habitué à considérer l’exposé du constat comme un effort réflexif sérieux et quasi révolutionnaire. Comme disait la sibylle tarnaise se moquant des conclusions de Bourdieu, « dans les salons on joue du piano et dans les bals populaires, de l’accordéon ». Les Pinçont-Charlot, comme d’autres moins bien nommés, font ce même travail de réinventer le fil à couper l’eau tiède à chaque volume édité ou à chaque interview. C’est dans tous les cas un travail de sociologie universitaire, de « terrain », c’est à dire de campus, aux champs, aux fraises donc. Comme l’écrit si bien François de Negroni « le professeur ordinaire de sociologie, mal payé et enseignant un savoir approximatif à de futurs chômeurs n’a aucune importance collective ». Ce qui ne l’empêche pas d’être le chantre prétentieux d’une « discipline (…), conçue comme un contre poison à la contamination des esprits par la pensée hégéliano-marxiste ».
La question n’est donc plus celle de l’utilité du discours de ces sociologues tout terrain mais celle de ses destinataires. A qui diable s’adressent-ils ?
A ceux qui comprennent les logiques en cours à la seule condition qu’elles atterrissent sur leurs pompes. A ceux qui pensaient qu’ils ne seraient pas concernés par la crise du capitalisme puisque jusqu’ici, ils en avaient bénéficié. Tant qu’une part de la plus value leur était rétrocédée au prétexte de leur conduite exemplaire, méritante, participative, enthousiaste, rien à redire au système. Il ne suffisait que de constater en observateur « objectif », neutralisé plutôt que neutre. Ces Cassandre de farce plutôt que de tragédie, au brushing toujours impeccable ( sauf pour les chauves bien entendu ), qui prédisaient le malheur pour les autres ont encore raté l’occasion de se taire. Certes, « les autres » sont toujours les plus pauvres. Ceux qui n’ont pas la joie de faire des études, de faire un métier « intéressant », d’avoir des enfants prometteurs, etc.
Les réactionnaires me direz-vous font parfois les bons constats puisqu’ils « ressentent » la situation, comme les autres, ils sont humains après tout et font partie de la totalité, même si on aimerait s’en passer. En fait, ils la transpirent plutôt qu’ils ne la ressentent. Car pour la ressentir, il faut être plongé dedans. Aux pieds de la tour d’ivoire plutôt qu’au balcon. Or, la marée monte, et ils la voient monter de leur balcon. C’est sans doute la raison pour laquelle les sociologues du « gauchisme culturo-mondain » s’agitent ces derniers temps pour faire passer leur simple constat pour de l’analyse de haut vol. Après tout, ils sont encore rétribués par l’impôt, même mal. Ils ne sont pas méchants, pas forcément plus bêtes et au fond, ils aimeraient être utiles, reconnus, aimés…à n’importe quel prix.
Aussi, le discours récurrent sur « le monde de merde » dans lequel nous vivons a-t-il encore de beaux jours devant lui. Monde de merde, peut être, mais c’est le nôtre et le seul que nous ayons. Quoi de plus typique finalement que de considérer notre monde de cette façon ? Nihilisme du surplus de classe qui se voit confisquer les jouets qu’on lui avait pourtant promis à Noël. Et oui, le surplus de classe aura cette année une orange, et encore, si les vols vers les pays exotiques reprennent. Le nihilisme de la jeunesse aristocratique russe aurait-il infecté les couches moyennes, quand elles étaient encore jeunes ? Non, comme un vulgaire virus, il passe d’un surplus de classe à un autre. Et nous commençons à avoir une certaine culture sur les virus.
Plutôt l’impuissance que le ralliement, plutôt le constat angoissé que la lutte pied à pied et bientôt, plutôt Hitler que le front populaire. A ma névrose bien aimée, la Patrie reconnaissante.
Déception ! Frustration ! Mais pas encore colère… Méchanceté, incrédulité, agressivité, passage à l’acte éventuel, si le temps le permet. Je ne parle pas de ceux qui sont déjà tellement désintégrés de l’intérieur qu’il leur faut une cause prêt-à-porter pour leur fournir un « moi-peau » qui contienne leur éparpillement. Ceux là passent à l’acte, avant de se prendre neuf balles dans le buffet qui mettent fin définitivement à leur errance. Non, je parle de ces désespérants qui attendent que le ciel se dégage, qui restent immobiles, et pèsent tel des boulets. Le plus possible, afin d’exister sans trop prendre de risque. Ceux qui ont des avis sur tout et qui les partagent généreusement à qui supporte encore de les écouter. La seule chose d’ailleurs qu’ils partagent généreusement.
Quelques leçons de devoir être, un poil de compassion anti-raciste, anti voile, anti pauvres toujours trop « consommateurs », anti-chasse, anti-péquenot. Ils sont les petits malins qui ont tout compris, trop intelligents pour croire encore à quelque chose. Un condensé à eux seuls des années 80 dans ce qu’elles avaient de plus bêlant, de plus ennuyeux, de plus méprisant. Avec en plus, rivée aux tripes, la peur des représailles, au cas où ça tournerait mal. Grands spécialistes du calcul d’arrière cuisine, du partage « gagnant-gagnant », de la fluidité dans les relations, des arrangements, du consensus. Rien de bien solide sur quoi on pourrait s’appuyer. Avec eux, la rupture est toujours conventionnelle, elle ne peut rien être d’autre puisque la contradiction n’existe pas, la dialectique encore moins. Aucun moteur, aucune dynamique, nib. Tout doit rester en l’état, sous le tapis s’il faut. En somme, ceux qui font passer les autres devant pour voir sans payer et n’être responsables de rien. Mais que fait la CGT, que font les manifestants, où sont les gilets jaunes ? Bref, le nihiliste en carton qui n’aime pas jouer à la roulette russe et qui est donc beaucoup moins drôle qu’un Russe.
Sans doute, ce même type de diagnostic clinique fait dire au célèbre médecin des hauts plateaux Douste-Blazy qu’il s’agit d’un mal français, un peu comme les féministes tatouées parlent du mâle français. Les deux « explications » dont on nous rebat les oreilles en alternance ont fait long feu et ne sont que des resucées (ça devrait plaire aux féministes en question) des vieux constats sur la décadence, l’archaïsme, le centralisme… Vous connaissez désormais par cœur la liste des équivalences qui suivent, de l’invention de l’agriculture au goulag, en passant bien sûr par Robespierre. Leur monde est toute linéarité, bipolarité pour les plus audacieux qui lisent Psychologie magazine, un monde de constat amiable, d’évidence, de paysage « naturel » façon inclusion sous résine des années 70 avec option neige. Un seul mot d’ordre : « veuillez laisser cet endroit aussi propre que quand vous y êtes entrés ».
Faire le constat ennuyeux, proposer les mauvaises solutions, réactionnaires justement, mais surtout ne pas prendre de risque. Sans doute parce qu’on s’imagine qu’à ce prix, on trouvera enfin le réconfort dans la chaleur de ce qu’on croit être le troupeau. Aucun courage dans tous les cas, pas d’inventivité, pas d’originalité alors même qu’on prétend à la particularité. On n’est plus à une contradiction près, à ce stade.
Tous ces vainqueurs mangent le travail des autres, ce sont les seuls consommateurs que je connaisse, ceux qui consomment en produisant le moins possible, ceux qui bouffent la plus value communément produite, celle du quotidien, celle de leur entourage immédiat, sous prétexte qu’ils méritent qu’on s’occupe de leurs humeurs à plein temps. Bien sûr, ils ne sont pas responsables, ils commettent juste le dégât de trop, plutôt que de vous tendre une main amie, plutôt que de prendre la relève quand vous êtes épuisé.
Ils font mine d’oublier, ou n’ont jamais su, que la plus value est produite par le sur travail. Comment sauraient-ils que le sur travail est harassant, ils n’en ont jamais produit. Non, ce qu’ils souhaitent seulement c’est que « le monde d’avant », c’est à dire celui dans lequel ils fantasmaient leur réussite, revienne et qu’on les rétribue à leur juste valeur. Et cette valeur leur a été attribuée à la naissance, un genre d’aristocratie de la médiocrité.
Trésor de leurs parents qui venaient d’arriver péniblement à un salaire décent et qui espéraient
tellement plus pour leurs enfants. Ceux-là étaient censés sortir définitivement de la précarité, enfin. Des trésors qui portent la revanche sociale de leurs ascendants, qu’ils ont oublié en chemin. Le spectacle du bon docteur Blachier et sa hargne contre les « baby boomers » en est une parfaite illustration. Petit trésor plein de morgue, appelé à devenir l’élite, à la pointe de la modernité. Un concept en carton, et hop, un plateau télévisuel. Entre devoir être, leçons de choses (le covid ne s’attrape pas dans les transports bondés si on porte sagement son masque), et mépris pour tout ce qui a plus de soixante ans. Bref, simple jeunisme débridé pétri d’angoisse sur « son » futur. De l’informatique à l’animation culturelle via le management, toutes ces sinécures débordent d’angoisse. Sans oublier bien sûr nos ingénieux ingénieurs, tellement à la pointe de l’innovation qu’ils retournent d’où ils viennent, à la terre (celle qui ne ment pas sans doute), en mode conquistador. La reconversion de niche (économique), ou comment rentrer à la niche justement, avec un simple os du capital à ronger. Tous ces remuements pour finir responsable du tri des déchets, en attendant la fameuse poubelle de l’histoire…
Ils se rêvent tous en jeune Chateaubriand qui pousse un manant d’un pont : quand ils cheminent, les pauvres laissent passer. Car les pauvres sont niais puisqu’ils n’ont pas réussi. Se reconvertir, d’accord, mais avec un salaire de startupper. Le travail du prolo mais sans le statut, malins qu’ils sont. La sueur, la fatigue, l’usure ? Ça va pas non ? Ils n’ont aucune économie dans le geste, ils détestent la répétition, la monotonie, la difficulté, la ruse de l’habileté, l’inventivité, la démerde. Eux, ils font tout noblement, avec un amour immodéré pour la tradition, celle dont ils n’ont pas héritée mais qu’ils ont idéalisée. Ah, Les meubles anciens ! Les nobles matières ! Les-beaux-légumes-sains (des variétés anciennes aussi). Ils sont mûrs pour mimer leurs ancêtres artisans au Puy du fou pour un salaire de programmateur, manque de bol, ça sera pour un SMIC. Difficile d’être rétribué seulement pour payer ce qu’on doit. Difficile de renoncer au rab fourni par la cantine. Difficile de comprendre que si on est utile au capital, on n’a pas pour autant d’importance collective.
Mais qu’importe, en pleine déconfiture économique générale, ils continuent crânement de penser que le plus important est de « vivre ses projets », de réduire son empreinte carbone et de justifier toute cette merde en s’occupant de « soigner » ses traumas à plein temps, en les faisant payer aux lampistes de service. Quand tout ces braves gens auront fini de terroriser leurs proches et pleurnicheront sur la solitude, le temps qui passe et la déconfiture des illusions authentocs, je suppose qu’il faudra ramasser les morceaux en étant gentil et compréhensif, si on vit assez vieux pour voir advenir ce jour délicieux. Avec la période qui arrive, ça sera d’autant plus facile qu’on sera tous très riches, en pleine forme et géographiquement très proches. On aura effectivement que ça à faire de pardonner les ravages de l’égocentrisme échevelé de tous les crétins qui auront confondu leur névrose avec la lutte sociale et politique.
Évidemment, il ne faut rien dire de désagréable, il ne faut pas s’énerver, il faut être empathique et attendre sagement, parce que si on n’est pas sage, si on ne les prend pas au sérieux, soit ils se font péter le caisson, soit ils vous mettent à l’amende sine die… L’un n’excluant pas l’autre, c’est comme « la bourse ou la vie ! », si on accepte de répondre à cette question idiote, on perd les deux.
En bons produits de la « cancel culture » qui suppure par tous les pores des réseaux, le rêve du névrosé dernier stade est d’effacer tout ce qui dérange, escamoter la contradiction plutôt que de tenter de la résoudre. Penser blanc ou noir, pour ou contre et vous sommer de vous affilier, coûte que coûte. Bombita avec le doigt sur la goupille de la grenade. Obéissez-moi, aimez-moi ou je fais un carnage. Et la lèvre inférieure de Greta qui tremble de frustration et d’angoisse. Peut être qu’il aurait fallu les prendre dans nos bras pour qu’ils se calment. Mais même alors, leur orgueil les empêchait de faire confiance au commun et dorénavant, c’est un peu tard pour l’embrassade. Sans doute parce que vivre leur angoisse signifie vivre tout court. Ressentir à toute force contre la menace de réification qui rampe.
Pourquoi serai-je plus important ou méritant qu’un enfant du Soudan ou qu’un Syrien dans le chaos ? Question insoluble de l’enfance qui voit en chacune des créatures dépendantes et sans défense, son double. Parce que prématuré égal dépendant, que dépendant égal vulnérable, sans défense, sans confiance, éponges qui ont respiré à pleins poumons la fameuse fin de l’histoire. Et quand toutes les promesses tombent à l’eau, ils accusent ceux qui y ont cru plutôt que ceux qui les
ont détruites et s’assoient sur leur canapé pour pleurer. Tout simplement parce que mesurer l’ampleur de l’enfumage généralisé revient à abandonner sa posture de malin. Difficile de mesurer à quel point on a été un crétin, un naïf de convenance. Le mépris de classe est la raison de tous ces atermoiements inutiles, coûteux, contre productifs et tellement ennuyeux. Et la paresse intellectuelle. La seule gréve qui a été suivie sans mollir est celle de la pensée : de la curiosité, de la mémoire, du partage des savoirs, de l’histoire commune. La seule économie est celle de la conscience de classe : elle ne ruisselle pas, elle fuit de toutes parts. Le seul gain individuel est l’ennui, le gros vide, 19, 20 et ses suivants. Et l’ensemble des rituels et objets transitionnels pour le meubler. Meubler le vide pour faire croire que tout est normal, pour évacuer l’incertitude, l’angoisse.
Certes cette incertitude a des effets sur nous tous, mais le déni qui veut se faire passer pour la normalité est tout simplement redoutable. En ce moment, faire comme si tout était normal, c’est conter fleurette à la folie. Ou être complètement crétin.
Identifier la lutte, c’est reprendre la charge, le joug, en acceptant l’humilité comme héritage. « Pendant 1000 ans nous avons signé avec du sang et de la bave » chante Desjardins. Accepter son héritage c’est le porter, le comprendre et savoir qu’on n’en est qu’un maillon, une courroie de transmission. L’individu ne vaut que dans la société, c’est pour ça qu’on déteste les Chinois, on les voit en bons racistes, comme des gens indifférenciés. Tout ce qu’on exècre. La peur de la multitude, d’avoir à réduire sa place, à fouetter son ego pour qu’il nous lâche la grappe.
Des milliers de chômeurs. Oui mais eux, ne font pas de la « culture », ils ne produisent pas du vrai, du beau. C’est dur en ce moment ! C’est flippant ! Ah oui parce que quand c’étaient les gilets jaunes qui se faisaient tabasser ou mutiler, c’était pas grave ? Quand c’est Julian Assange qui se fait entauler à Belmarsh, ça ne nous concerne pas ? Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. Ce n’est pas une profession de foi, un devoir être, c’est la triste réalité. Tout ce qui est commis par un humain a des répercussions sur mon humanité. Et sur son état général.
Alors, monde de merde ? Et bien non. Juste un monde rempli de feignasses apeurées qui attendent des gratifications à la moindre pelletée soulevée.